Sermon prononcé par le rabbin Delphine Horvilleur lors de l’office de Kabbalat shabbat du 10 janvier 2025 dans la synagogue de JEM à Paris.
10 ans se sont écoulés depuis ce shabbat qu’aucun d’entre nous ne pourra oublier.
Nous étions le 9 janvier 2015, et nous nous apprêtions à débuter l’office mais nous ne parvenions pas à le faire. Nous étions dans un état d’angoisse et de dévastation à nul autre pareil. À l’heure du début de l’office, la prise d’otage à l’Hyper Cacher était encore en cours.
Les commandos venaient de lancer l’assaut et personne ne connaissait encore le dénouement de la tragédie. Nous ne savions pas si nous pouvions entrer dans shabbat comme chaque semaine, y chercher la sérénité, nous déconnecter vraiment de la fureur du monde comme nous y invite la tradition. Le temps était suspendu….
Nous avions pleuré toute la semaine les morts de Charlie Hebdo et la mort de la policière Clarissa Jean-Philippe et, sous nos yeux, le drame se poursuivait, avec la prise d’otage d’une épicerie kasher… la menace sur les Juifs, encore et toujours les Juifs…
Cette semaine avait changé nos vies et nous le savions.
Des dessinateurs assassinés pour avoir ri d’une idéologie religieuse, de croyances et du fanatisme.
Une policière assassinée pour s’être trouvée un peu trop près d’une école juive,
et des clients d’une épicerie assassinés parce qu’ils y faisaient leur course et simplement parce qu’ils étaient juifs.
De la haine pure qui se déverse sur notre nation et pour laquelle on ne doit tolérer aucune excuse, aucune justification, aucun “mais” qui viendrait relativiser l’engagement solennel qui doit être le nôtre à rester fidèles à la mémoire de tous ceux qui ont perdu cette semaine-là leur vie.
Et pourtant, nous voilà 10 ans plus tard, témoins du consternant spectacle d’une France qui parfois n’est pas ou plus Charlie, ou qui est Charlie mais…, ou oui mais pas tout à fait…
Et j’avoue que j’ai honte : honte en pensant à ceux qui ont perdu la vie cette semaine-là, dans les années précédentes ou les années suivantes, les victimes de tant d’attentats islamistes… Samuel Paty, Dominique Bernard, et les victimes d’attentats antisémites depuis des années…
Honte de paroles bâillonnées, de silences complices, des lâchetés et des mesquineries des uns et des autres qui ne veulent pas nommer, qui ne veulent pas dénoncer.
Voilà pourquoi, 10 ans après, il ne faut pas hésiter à le faire encore et encore, et plus qu’hier même. À dénoncer cet islamisme totalitaire qui tue les gens, la pensée et la liberté de tant et tant de personnes, de toute croyance, et de toute confession, Juifs, Chrétiens, Musulmans ou athées.
Et j’ai honte de tout ceux qui tentent de museler cette denonciation au nom d’un risque d’amalgame, d’une “islamophobie” supposée de quiconque dénoncerait l’islamisme, comme si l’islam et les Musulmans devaient s’offusquer de cette critique.
Je voudrais ce soir en parler le plus distinctement possible, comme citoyenne et comme rabbin, c’est-à-dire comme leader religieux qui doit interroger ce que signifie le respect dû à une croyance quelle qu’elle soit.
Et je veux le redire clairement :
Nos religions, toutes nos religions, doivent être critiquées. Elles doivent être sujettes à la critique et, oui, à la moquerie aussi… Et oui, elles ont à se justifier chaque fois que ceux qui parlent en leur nom prennent le chemin de l’intolérance, de la suprématie, du fondamentalisme, ou de la haine de l’autre.
L’islamisme n’est pas l’islam, et heureusement.
Mais non, contrairement à ce que certains, dans une bienpensance absurde et coupable veulent faire croire, l’islamisme n’a pas “rien à voir” avec l’islam.
Nos traditions religieuses, quelles qu’elles soient, peuvent donner naissance à des idéologies et des discours monstrueux, à des propos ignobles, à des dérives intolérantes et intolérables.
De la même manière que l’Inquisition ou le messianisme intégriste chrétien ont à voir avec le christianisme, et se nourrissent de ses croyances, de ses traditions et de ses convictions.
De la même manière que le messianisme fondamentaliste et suprématiste juif a à voir avec le judaïsme, et se nourrit de ses sources et de ses textes.
De la même manière, l’islamisme naît de l’islam et de la façon dont celui ci est enseigné et transmis par des interprètes et des leaders coupables, qu’on ne fait pas taire… ou qu’on ne dénonce pas, au nom d’une menace d’amalgame, ou simplement par peur ou par lâcheté.
Je me souviens d’un texte publié par Abdenour Bidar, un penseur de l’islam eclairé. Nous étions en 2012, juste après les attentats de Toulouse, trois ans avant Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher. Et il écrivait ceci avec beaucoup de courage et de lucidité :
Dire que l’islamisme est l’arbre qui cache la forêt d’un islam moderé est une chose juste… mais cette constatation ne doit jamais empêcher l’islam de se demander pourquoi cet arbre-là, cette plante mortifère a poussé dans SA forêt, sur son terreau, à partir de sa terre.
Et aucun de nous, ne peut faire l’économie de cette question.
C’est le rabbin, le leader religieux qui vous parle aujourd’hui, la même personne qui invite les Juifs à interroger leurs propres dérives politiques abreuvées d’intégrisme religieux, à se demander quand des projets politiques détestables se nourrissent de textes de la tradition pour alimenter leur intolérance.
Nos religions ont toujours besoin d’être critiquées, et nos religieux aussi ont besoin de l’être, quand leurs paroles ou leurs idéologies donnent naissance au pire.
Refuser cette critique au nom du respect des croyances revient à abandonner celles et ceux qui interrogent légitimement la tradition, ou se distancient des dogmes ou des pratiques… Cela revient à les abandonner et à placer dans leur dos une cible qui met en danger leur vie. C’est finalement nous condamner nous-mêmes à porter demain cette même cible sur notre dos et à la placer sur nos enfants.
Si nous laissons les traductions haineuses de nos traditions religieuses jouir d’une immunité au nom de la simple liberté religieuse, si nous tolérons leur intolérance et ne demandons pas de comptes aux voix de nos extrémistes, alors non seulement nous trahissons nos traditions mais nous condamnons aussi à mort nos sociétés.
C’est au nom de notre attachement à nos traditions religieuses et à la France que nous devons dénoncer ce qui, dans les discours religieux, nous menace tous, menace notre république et notre humanité commune.
Il y a 10 ans, presque jour pour jour, au cimetière du Montparnasse, j’ai eu l’honneur d’accompagner à sa dernière demeure Elsa Cayat, assassinée à la rédaction de Charlie Hebdo.
Ce jour-là, dans les larmes et le désarroi, nous nous sommes serrés dans les bras, l’équipe de Charlie et son athéisme puissant, et la tradition juive portée par les mots d’une liturgie ancestrale.
Dans ce moment sacré, nous nous sommes fait, je crois, une promesse solennelle, celle de ne pas trahir la plus sacrée de nos croyances : la croyance en l’homme et en sa liberté de combattre toute idéologie mortifère.
Je veux donc évoquer ce soir la mémoire de Frédéric BOISSEAU, Stéphane CHARBONNIER, Jean CABUT dit “Cabu”, Philippe HONORÉ, Bernard VERLHAC dit “Tignous”, Georges WOLINSKI, Bernard MARIS, Elsa CAYAT, Mustapha OURRAD, Michel RENAUD, Franck BRINSOLARO, Ahmed MERABET, Clarissa JEAN-PHILIPPE, Yohan COHEN, Philippe BRAHAM, François-Michel SAADA, Yoav HATTAB, et de Simon FIESCHI, autre victime des attentats de janvier 2015, mort en octobre 2024…
Leur mémoire nous oblige à tout jamais à nous lever contre l’idéologie ignoble qui les a assassinés. Et à nous efforcer d’être les protecteurs d’une République qui aurait dû les protéger.