Tenou’a Bien que jeunes, vous avez vécu plusieurs deuils. Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Raphaëlle & Sarah Nous avons grandi à Paris avec nos deux parents et notre sœur aînée, au carrefour de familles ashkénaze et sépharade qui ont conservé de la religion juive une forme de tradition culturelle plus que de pratique religieuse.
Si nous estimons avoir évolué dans un milieu favorisé et très préservé, dans un premier temps, nous avons été confrontées, à l’adolescence, à la maladie et à la mort à travers une succession d’événements qui se sont enchevêtrés dans un maillage complexe, que chacune détricote à présent pour construire son parcours. Notre grand-père maternel est mort en mars 2014. Notre mère, atteinte d’un cancer du sein en 2008, est morte le 5 février 2015. En octobre 2019, notre père a reçu un diagnostic assourdissant de cancer de l’œsophage, dont nous avons immédiatement connu le sombre pronostic, et a eu la chance d’y survivre deux belles années avant de mourir le 31 mars 2022. Notre grand-mère maternelle est morte le 17 mars 2023. Sa crainte des hôpitaux et des examens médicaux l’a préservée d’un probable diagnostic de cancer digestif. Notre grand-père et nos deux parents ont été, selon leurs souhaits et grâce aux conseils de proches et médecins, admis à la maison médicale Jeanne-Garnier en soins palliatifs. Nous gardons un souvenir particulier de ces moments éprouvants, mais le sentiment partagé d’y avoir bénéficié d’un accompagnement d’une qualité rare, qui participe certainement de notre expérience de la fin de vie.
Tenou’a Pourquoi avez-vous accepté de livrer votre témoignage de ces périodes intimes et dures lorsque Tenou’a vous a sollicitées ?
Sarah Cela peut paraître surprenant mais ce sont des périodes dont j’ai assez peu l’occasion de parler. Je pense que la fin de vie est un moment assez tabou, et assez abstrait pour les non initiés. Les heures d’attente qui s’étirent sont indescriptibles, de même que les sentiments complexes qui nous traversent sont difficilement accueillis. Et entre ce silence et le fait qu’on n’est pas toujours à même de revenir sur ces instants douloureux, pour les déconstruire et les digérer, voire que l’on n’en a pas envie, ils restent finalement comme le dernier carton du déménagement, repoussé dans un coin, et personne ne sait exactement au juste ce qu’il y a dedans. J’ai donc vu une occasion de raconter, avec la distance que permet le temps, dans un cadre où l’on est sûr de ne pas déranger, de ne pas mettre mal à l’aise, que cette parole a sa place, de déballer les souvenirs sur lesquels je reviens finalement peu.
Raphaëlle Bien qu’on puisse difficilement les décrire autrement, ce ne sont pas les premiers qualificatifs qui me viennent lorsque je repense à la fin de vie de mes parents. Comme je l’écris à Sarah, dans ces lettres, je garde le souvenir de moments intenses et douloureux, mais aussi très privilégiés, denses, vrais, précieux pour la suite de mon existence. Peut-être à cause de l’omniprésence de la maladie dans le quotidien de notre famille, avec un assouplissement progressif de la communication au fil des années, il a été possible de dire beaucoup, à ce sujet, entre nos parents et nous. Je suis convaincue que cette grande liberté de parole, la possibilité d’exprimer ses désirs, ses craintes, et plus encore, son ambivalence à l’égard de la mort et de la fin de vie, nous ont rendues ces moments non pas moins douloureux ou plus légers, mais plus puissants et plus fondateurs. Dans une période où le politique, le médical, le religieux, le philosophique sont agités par la question de la fin de vie, des enjeux bioéthiques qu’elle soulève, il me semble que notre témoignage éclaire, à sa manière, une facette des modalités selon lesquelles on peut l’accompagner, la parler, la pe(a)nser.
Tenou’a Pour vous, l’accompagnement de fin de vie et le deuil sont-ils à dissocier ou font-ils partie d’un même moment ?
Sarah Il me semble qu’il s’agit bien de deux temps différents, avec cependant une variation dans le moment de transition entre les deux selon les personnes. L’accompagnement de la fin de vie fut pour moi des périodes où la temporalité était très distendue, où je vivais dans l’instant, de façon très opératoire, avec comme moteur la volonté d’être là jusqu’au bout, dans la meilleure version de moi-même pour mes parents, et de tenir, de ne pas m’effondrer devant eux. Alors que je m’attendais à un relâchement brutal juste après leur mort, j’ai réalisé que c’était en fait un mode dont il n’est pas si facile de sortir. Être si longtemps dans la retenue fait qu’on tient bon encore un peu, le temps d’organiser l’enterrement, puis encore un peu, le temps de régler toutes les questions administratives, et ainsi le prolongement de cet état d’accompagnement vient reporter le deuil, qui n’a pu commencer pour moi qu’au moment où ce relâchement eut enfin lieu.
Tenou’a Quelle place prend la transmission lorsqu’on a perdu, comme vous, jeunes, ses parents et ceux qui nous ont transmis ?
Raphaëlle Il est sans doute un peu tôt pour en parler avec sagesse. C’est toujours déchirant, bien sûr, de savoir qu’il n’y a plus personne au-dessus ou en arrière, à qui nous référer, pour consoler nos chagrins, guider nos grandes décisions, plus personne à qui adresser le récit de nos vies à venir. Cela nous reconnecte à une part très tendre de nous-mêmes, à la vulnérabilité, à la dépendance, à la détresse d’un tout petit enfant que ses parents bercent, bordent, à qui ils caressent les cheveux pour qu’il s’endorme les soirs de fièvre. J’imagine que l’on s’arrime alors plus solidement à d’autres adultes, d’autres racines, d’autres amis qui se proposent de nous aider à ancrer et écrire nos histoires. De ce point de vue, si nos parents nous ont finalement peu raconté leurs propres histoires, leurs propres racines, ne nous ont pas transmis un immuable héritage culturel et religieux, ils nous ont solidement armées de leur amour des mots – lus, dits ou écrits –, de leur humour, de leurs qualités relationnelles, et ce sont là, sans doute, de puissants vecteurs de transmission.
Chère Sarah,
Je ne sais pas toi, mais pour l’instant, plus que la tristesse accablante d’avoir définitivement perdu papa et de savoir qu’on ne le reverra plus, je regrette la fin prématurée de cette petite parenthèse des soins palliatifs. Je sais que nous n’avions pas tout à fait partagé les mêmes ressentis pour maman, que la fin m’avait paru plus douce, moi qui n’étais présente que très ponctuellement, pour des moments choisis et apaisés, mais je gardais déjà un souvenir très doux – il paraît déplacé d’aller jusqu’à dire agréable – de son séjour à Jeanne Garnier. Ces dernières semaines, en voyant papa s’affaiblir et souffrir malgré les antalgiques, je dois avouer que j’ai souvent eu hâte qu’il y soit admis. S’il se montrait certain, plus tôt dans sa maladie, de vouloir « tout faire comme pour maman » et passer ses derniers jours dans cet établissement, je l’ai vu douter, lorsqu’il a senti l’échéance se rapprocher, sans doute sidéré par l’angoisse, cherchant soudain à limiter au minimum la place qu’occupaient les soins et la maladie dans notre quotidien. Puis, à nouveau, il a retrouvé sa sérénité et invité ses proches à partager avec lui quelques instants, à la maison ou par téléphone, orchestrant les échanges avec une forme de sagesse qui lui allait bien et que les gens admirent si souvent. Parce qu’il souffrait sans trouver de soulagement suffisamment efficace, parce que sa pudeur l’empêchait de s’abandonner complètement tant qu’il était à la maison, parce qu’il souhaitait par-dessus tout que nous soient épargnées toutes les peines évitables, il a finalement sollicité son admission.
Bien sûr, c’est autour de lui que se sont organisés les soins, mais j’ai eu l’impression que nous étions hospitalisés ensemble, soignés et soulagés ensemble. J’occulte certainement, par un refoulement habile, l’intensité émotionnelle de ces quelques jours, la tension, l’estomac noué, la gorge serrée et l’inconfort permanent de se sentir si loin, si près, si peu à notre place, si vivement proches du cœur de l’existence et à la fois si exclues du quotidien des vivants. Je trouve que la psychanalyse s’est étonnamment peu penchée sur ces instants de bascule. Il y a des travaux qui articulent psychisme et cancer, apportant un éclairage différent. Il y a bien des textes sur le deuil, la perte, le traumatisme. Mais sur l’avant, sur l’étrangeté de cette expérience des derniers jours, les remaniements internes qu’elle entraîne… bien peu. Je pense à la « transparence psychique », forgée par Monique Bydlowski pour décrire l’état intérieur de la mère durant la grossesse, l’intensité des mouvements qui la traversent. Pour évoquer la réactualisation, dans le rêve, d’événements passés, les surprenantes associations que notre esprit produit, Freud dit : « L’inconscient ne connaît pas le temps ». Il existe quelques fenêtres « hors temps » dans lesquelles les chronologies se superposent, les pyramides s’aplatissent et les temporalités se confondent. Le rêve, la grossesse en font partie, et constituent par là de précieuses opportunités thérapeutiques, car les liens sont plus faciles, les souvenirs plus accessibles, les défenses désamorcées. Je trouve qu’on devrait y ajouter l’accompagnement d’un proche en fin de vie.
Après le cataclysme de l’annonce du diagnostic de papa, une fois l’émotion foudroyante et paralysante retombée en bruine incessante mais supportable au quotidien, il m’a semblé qu’il se jouait, dans cet enchaînement d’événements absurde et statistiquement improbable, un appel à prendre un peu de hauteur, à traverser les épreuves avec une forme d’intensité, de transcendance, à faire quelque chose de ce chemin, de cette fenêtre hors temps. Je sais que nos paroles, lors de son enterrement, ont cristallisé cet effet de condensation, de chronologie gommée. Juste avant de mourir, on est soi-même à chacune des périodes de sa vie, on est lié aux êtres aimés par des relations plus intenses, chargées de ce qu’elles ont été à chaque instant. Depuis qu’il était malade, j’ai l’impression que papa était autant le père avec qui j’échangeais sur une problématique rencontrée à la fac ou au travail, une question d’actualité politique et sociale, que celui qui animait nos anniversaires, saluait nos jeunes invités de son traditionnel « salut les petits amis » et nous tenait la main en chantant Yves Montand sur les sentiers de randonnée. Et je projette peut-être mais il me semble que pour lui aussi, j’étais à la fois sa fille de 28 ans, éducatrice ou psychologue, et sa petite Raphaëlle, avec sa petite couette sur le côté et ses salopettes colorées, son petit « moulin à paroles ». Me préparer à sa mort, l’accompagner, c’était aussi me replonger dans ces souvenirs, m’abreuver de photos et de vidéos familiales.
Une belle initiative de maman, d’avoir fait transférer tous les films du vieux caméscope sur DVD. On n’a pas vraiment eu le temps d’en profiter ensemble. C’est fou et terrible, comme un deuil réveille le précédent, comme on n’a jamais fini de pleurer ses parents. On se dit qu’on a pris de l’avance sur la plupart de nos amis du même âge, que pour nous c’est fait, qu’on n’aura plus à revivre ces instants douloureux. Mais « l’homme prévoit et Dieu rit », comme dit le proverbe. A l’annonce du diagnostic de papa, une amie m’avait dit « c’est vraiment la foudre qui tombe deux fois au même endroit ». Cet endroit, c’est un peu le fauteuil blanc dans lequel maman puis papa ont passé leurs lendemains de chimio, un peu Jeanne Garnier où j’ai bu du café à en trembler, un peu leur tombe, au cimetière du Montparnasse, où le sort s’est moqué de nous, une (ultime ?) fois, en nous obligeant à délocaliser notre cérémonie de gravure de la pierre, un an plus tard, en raison d’un avis de tempête.
Chère Raphaëlle,
Je sens que j’émerge peu à peu de la période de désespoir absolu dans lequel m’ont plongée l’enchaînement de l’anniversaire de la mort de Maman, début février, le décès de grand-mère, et le premier anniversaire de la mort de Papa fin mars. Le retour du soleil n’y est sans doute pas étranger. Je sais que tu es moins fragilisée par les dates anniversaires que moi, mais je dois t’avouer que je ressens une certaine lassitude en réalisant que tout le reste de ma vie je serai au fond du gouffre deux mois par an.
Je vois tout à fait ce que tu veux dire pour le séjour de Papa en soins palliatifs. Je pense que ce que j’y ai « préféré », c’était que c’étaient une période et un endroit où nous étions autorisées à n’être que des jeunes femmes sur le point de perdre leur père. Nous n’étions plus des soignantes pour lui, nous n’avions plus d’obligations professionnelles, pas non plus d’obligation d’être des êtres humains fonctionnels et actifs dans la société. Pendant plusieurs jours, je ne me suis nourrie que de thés Starbucks et de Princes, j’ai loupé systématiquement mes arrêts de métros peu importe où j’allais (deux fois sur un même trajet si celui-ci comportait une correspondance), j’ai regardé Twilight tous les jours… Et j’en avais le droit. Mon rôle dans les relations est souvent celui d’une personne sur qui l’on peut compter, j’ai un petit côté scout « toujours prêt », qui me permet de tout mettre de côté pour me rendre disponible pour les autres. Ce moment était l’un des seuls où non seulement je n’y étais pour personne, mais pour la première fois, personne n’attendait de moi que je le sois. Et cela n’a pas duré longtemps, parce que nous avons toutes les trois, à la minute même de l’annonce de son décès, dû nous durcir pour tout organiser, et pour que s’écrasent sur nous, sans que nous les absorbions, les vagues d’émotions de notre entourage.
La réintégration dans la société est je trouve très difficile. A mon âge encore plus qu’au tien, où la plupart de mes amis sont encore étudiants, je fréquente peu de gens qui ont perdu quelqu’un. Souvent un grand-parent, plus ou moins proche, rarement un parent, et jamais ô grand jamais les deux. Les tentatives de réconfort sont ainsi hasardeuses, et honnêtement un peu trop rares, le malaise prenant souvent le dessus. Je trouve vraiment dur de me confier, donc je parle assez rarement de notre situation. Il est douloureusement évident qu’il n’y a jamais un moment dans la conversation où « mes deux parents sont morts » se glisse facilement. Et cette phrase met tout le monde mal à l’aise, et on espère qu’on va nous dire quelque chose, de préférence quelque chose d’un peu différent, d’un peu réfléchi, d’un peu subtil, peut-être quelque chose qui nous aimerait à trouver du sens, alors qu’en même temps toute tentative de rationalisation ou de convocation religieuse m’est absolument insupportable. Et le temps passe, les gens qui savent oublient, ceux que l’on rencontre ignorent, et on est supposé vivre normalement alors qu’on a un moignon au cœur. Et les gens nous parlent de leur grand parent de 94 ans qui vient de décéder, et on s’efforce de ne pas rentrer dans une compétition du malheur, et de réconforter la personne du mieux qu’on peut, mieux que nous ayons jamais été réconfortées, et malgré nous une pointe de jalousie et de rancoeur nous traverse, juste une seconde, avant que l’empathie reprenne le dessus. Car malgré tout, je ne sais pas si c’est le cas pour toi Raphaëlle, mais de la même façon que les disputes de notre enfance me rendent les cris intolérables, ces expériences me font surtout souhaiter d’avoir le pouvoir d’atténuer la tristesse de tout le monde.
Je n’arrive pas à décider si la cérémonie de la pose de la pierre m’a fait du bien. Malgré les mots du rabbin Horvilleur, qui a plaisanté sur le fait que la fermeture du cimetière ce jour-là ait été le signe que Papa souhaitait que nous soyons dans la vie et non dans la mort, je pense que j’aurais préféré que cela puisse se faire au Montparnasse, pour mieux cadrer l’événement et que cela mette une fin officielle à ma période de rumination annuelle. Je suis toujours partagée lors de ces occasions. Mon extrême pudeur me pousse au mutisme et à rechercher la solitude quand je me sens triste, donc je redoute ces grands rassemblements où l’on ne peut pas se cacher. Je me sens ressembler de plus en plus à Papa sur ce plan ces derniers mois. Choisissant avec soin les moments où il acceptait de se laisser voir, jamais dans des instants de vulnérabilité, conservant ainsi toujours sa contenance et le contrôle de ce qu’il donnait à voir. L’évidente image du chat qui se cache pour mourir. Taisant ses émotions, comme il l’a toujours fait, souhaitant voir limitées autour de lui les effusions de sentiments. Moi qui n’avais jamais réussi à comprendre comment il pouvait paraître si calme et dans la retenue, voilà que je deviens comme lui. D’un autre côté, cela permet de tempérer l’effroyable impression que la vie reprend son cours, que tout est dit et que tout est fini. Pour une journée, pour une heure, on retourne dans ce cocon des soins palliatifs, on n’est nulle part ailleurs, on n’est personne d’autre.
Chère Sarah,
En te lisant, j’ai trouvé que tes mots saisissaient avec une acuité chirurgicale (sans mauvais jeu de mots, n’y vois aucune allusion à l’univers médical qui nous a bercées, des soirées devant Urgences à notre abonnement fidélité à Jeanne Garnier) ce que j’ai également ressenti en soins palliatifs. Ils font ainsi écho à une impression que je ne me formulais pas encore avec précision, mais qui se dessine en t’écrivant. Avant l’absence, avant la perte, avant ce « moignon de cœur » comme tu le dis si bien, il y a une présence. Une présence pleine, intense, une sorte d’emboîtement soudain de sentiments, de temporalités, d’émotions qui, jusqu’alors, se succédaient voire s’opposaient, et qui, tout à coup, coexistent, et même plus que cela. Quand j’ai repris le travail après la mort de papa, et avant cela lorsque j’ai commencé à exercer comme éducatrice puis comme psychologue après la mort de maman, je me suis demandé s’il me faudrait éviter certaines problématiques. Si je serais capable d’accompagner des sujets en deuil, ou en train de traverser la maladie d’un proche. Le hasard des nouveaux patients adressés au service m’a rapidement mise à l’épreuve, et j’ai été – agréablement ? – surprise de la facilité avec laquelle j’écoutais ces enfants, ces conjoints ou ces parents évoquant le manque douloureux des êtres chers. Parallèlement, je suis parfois irritée, agacée, ennuyée par d’autres problématiques qui, à première vue, ne résonnent pas plus que ça avec mon histoire personnelle, et face auxquelles il me faut faire un sacré travail d’introspection.
Ce constat m’inspire deux idées, sans doute infusées de ta lettre. Premièrement, je crois que, face à la mort, à l’immense douleur psychique et physique qu’elle nous cause, il faut une présence particulière. Il ne s’agit pas de chercher l’empathie, la compassion, la compréhension voire, pire, des conseils avisés sur le travail de deuil. Nous l’avons bien constaté, toi sans doute plus que moi, avec les amis que nous avons informés de la situation. Il est plutôt question d’entendre, d’écouter, de manifester une présence suffisamment ferme, enveloppante, pour que l’autre puisse y déposer ce vécu singulier et, de toute façon, incompréhensible. Qu’il puisse y parler de la peur de s’effondrer, de ne plus jamais refaire surface, de ne plus jamais savoir vivre sans l’autre, de ne pas pouvoir surmonter cette tristesse incommensurable. Cette qualité de présence se nourrit de l’expérience. Pour pouvoir écouter mes patients endeuillés, je crois que je n’ai pas besoin d’avoir achevé mon deuil, digéré la perte (si tant est que cet aboutissement signifie quelque chose et puisse exister un jour). En revanche, le souvenir de ces jours de présence absolue, avant la perte et la mort, se traduisent certainement quelque part dans ma posture, dans ma capacité à les écouter. Le tact qu’il faut alors mobiliser me semble très proche du fil ténu sur lequel nous nous tenions, dans l’accompagnement de papa. Lui témoigner sans relâche notre présence sans se montrer intrusives, accueillir sans insister, suggérer sans imposer, aller et venir autour de son lit, entre sa chambre et le hall du service hospitalier… Il s’agit là, je crois, d’une posture à la fois très psychanalytique et très talmudique, aussi.
Deuxièmement, par un mécanisme étrange, je crois que je revis, à travers leur témoignage, ces instants si précieux qui me manquent tant. Je pense à une phrase de Freud, encore, citant un petit garçon de dix ans, manifestement très éveillé, qui lui dit, après le décès brutal de son père : « Je comprends bien que mon père est mort, mais je ne comprends pas pourquoi il ne rentre pas pour dîner ». Bon, on ne peut pas dire que les repas aient été les moments les plus légers et divertissants des deux dernières années de papa, avec son cancer de l’œsophage… Mais, dîner mis à part, moi aussi, quelque part, je veux bien que papa et maman soient morts, je veux bien les avoir enterrés, mais je ne peux pas renoncer à ces moments de présence. Ce que les soins palliatifs m’auront donné, avec chacun d’eux, c’est la qualité et l’intensité de ces instants où nous n’avions besoin d’être nulle part ailleurs. C’est un magnifique remède à l’absence et à la perte. Je ne suis pas sûre que cela puisse constituer un vaccin qui nous immunise, mais que ces souvenirs soient une forme d’antidote au chagrin, j’y souscris volontiers.
Je dois même avouer, d’ailleurs, que la perspective de séjourner moi-même à l’hôpital, pour une consultation tout à fait anodine, ou de fréquenter des établissements de soins en me lançant dans des études de médecine, une idée qui m’est revenue il y a quelques semaines, provoque en moi des émotions honteusement positives, une forme d’excitation enfantine de dernière semaine d’août, de joie et nostalgie mêlées avant des retrouvailles familiales.
Chère Raphaëlle,
Ce que tu suggères de l’accueil du témoignage du deuil est très juste, l’agilité étant dans l’écoute, bien plus que dans la réponse, mais encore faut-il laisser l’espace, les silences, afin que l’autre se confie. Et je pense qu’il y a des cas où c’est plus aisé que d’autres. On se réunit tous volontiers autour d’un.e ami.e qui vient de se faire larguer, on l’invite à en parler, on l’écoute patiemment, on reçoit ses sentiments souvent contradictoires, on accompagne sa guérison en l’entendant parler d’une nouvelle fréquentation, et on est tous très investis, et on peut en parler des semaines sur la conversation de groupe. Pour les deuils, c’est plus subtil. Ce ne sont que des conjectures, mais je pense qu’on se projette de mauvaise grâce dans une situation de ce type ; les sentiments contradictoires, comme le soulagement de ne plus avoir à s’occuper du parent malade par exemple, sont relativement tabou ; et contrairement à la rupture amoureuse, aucun nouveau parent ne viendra remplacer le trou laissé par l’ancien. Malgré ce que suggère ma métaphore préférée, celle de l’élagage de notre arbre généalogique, nous n’aurons pas de bourgeons de parents qui fleuriront et viendront mettre fin à la tristesse. Je suppose que face à ça, on peut avoir l’impression de devoir écoper le Titanic avec un verre d’eau. Et dans ce cas-là, c’est plus simple d’éviter le sujet. J’essaie, comme toi, d’apprendre de mes ressentis pour être de la meilleure écoute possible auprès des étudiants que j’encadre désormais. Je devrais peut-être installer un divan dans mon bureau, et faire des séances aux inter-cours.
Je crois, pour rebondir sur ce que tu évoques des soins palliatifs, que ce qu’ils nous auront offert également, c’est un cadre idéal pour ne rien regretter. Quel privilège d’avoir pu tout anticiper, tout dire, tout vivre. Nous avons eu la chance de dire au revoir à nos parents, d’avoir l’assurance qu’ils ont souffert le moins possible, qu’ils étaient apaisés, nous avons même pu tenir la main de Papa lors de ses derniers instants. Personnellement, cela m’apporte une grande consolation. Cela fait un peu élève modèle, mais je ressens vraiment ces derniers instants comme un sans-faute. Jusqu’à l’organisation des enterrements d’ailleurs. Pas de pluie malgré la saison et les prévisions ; pour Maman, une cérémonie très proche de celle de son père un an plus tôt, pour Papa, le rabbin qu’il souhaitait, le chant qu’il souhaitait, de beaux hommages des gens qu’il admirait et l’admiraient. Les quelques larmes versées par la médecin qui l’a suivi lors de son bref séjour à Jeanne Garnier me font penser que certes, la situation était d’une tristesse qu’elle ne devait pas voir tous les jours, mais que l’union parfaite dont nous avons fait preuve lors de ces derniers instants, l’amour, la loyauté, la ténacité, que nous avons déployés, et la chance que nous avons eue d’avoir de parfaits adieux étaient probablement assez rares pour qu’elle y soit sensible.