L’amour qui se délite, partout.
Des mots coincés dans la gorge, noués dans l’estomac ; derrière les yeux, l’âme déchirée, l’effroi. Tout est englouti par des vagues de peines et de colères, d’incompréhensions et de peurs. Des questions qui reviennent, cent fois remâchées, « Pourquoi ? », « Comment ? », mille fois répondues, déjà.
Toutes les nuits où tu t’endors, replié sur toi-même, tout au bord du lit. Endormir le chagrin, la rage, la honte, le désespoir, qui étouffent ton cœur, qui te rongent, parce que tu existes dans ce monde-là, un monde qui t’assigne à l’impuissance. Tu n’es qu’un Juif qui souffre parmi les Juifs qui souffrent.
Tous les jours, se lever pour honorer les morts : choisir la vie. Choisir la vérité et brandir son glaive, exister dans sa lumière et dans la fierté d’appartenir à ce qui a survécu des millénaires durant, à tant d’autres civilisations, en te raccrochant au courage d’être ce que tu es, de porter haut cette gloire.
On essaiera toujours de te faire croire que tu es différent de la communauté des hommes, et parfois tu le croiras. Tu verras tous les ponts que tu as construits plusieurs années durant se briser en une poignée de semaines, tes idéaux se fracasser contre le rejet, le silence, l’indifférence, ou la haine, de ceux que tu aimes, de ceux qui t’ont inspiré, de ceux que tu as admirés.
Dorénavant, méfiance. Méfiance quand tu sors dans la rue, quand tu parles au téléphone, quand tu rencontres quelqu’un, quand tu ouvres tes réseaux sociaux. Méfiance quand tu donnes ton nom de famille, quand tu vas manifester, quand tu converses avec tes proches, quand tu écoutes la radio. Méfiance dans ton amour, dans tes convictions, dans ton immeuble, dans ton sommeil. Méfiance de toi-même, aussi.
Alors tu réserves tes tristesses et tes colères pour les Juifs que tu connais. Il n’y a que là où personne ne te demande de te justifier, de prouver ; il n’y a que là où tu as le droit de ne pas dire « en même temps », où tu peux faire ton deuil de tes utopies dévastées. Il n’y a que là où ta souffrance est comprise, sans être invalidée ou étiquetée d’illégitime au nom de. Tu peux y ouvrir ton cœur trop plein de cendres et d’eau salée, tu peux le laisser se déverser. Vous portez le même fardeau.
Tous les avertissements et les leitmotivs répétés par des générations d’anciens, tous les traumatismes transgénérationnels, sont brutalement remontés à nos consciences, comme une balle que l’on tire dans nos têtes. Nous avons failli à leur montrer qu’ils avaient torts et que ce monde-là avait changé, que nous pouvions y vivre libres et sans crainte. La défaite est immense, nous avons perdu et peut-être avaient-ils vraiment raison ?
Non, car l’accepter serait renoncer.
Cela doit être non.
Non, malgré tous les autres. Pas ces autres qui, guidés par leur souffrance réelle, te détestent, mais ceux dont l’activisme n’est que performatif.
Je parle de ceux qui vivent dans la mise en scène de leurs combats, dans la représentation factice de ce qu’ils ne sont pas, de ce qu’ils ne comprennent pas. Ceux qui pour être validés par le plus grand nombre ont fait le choix de scander des slogans nihilisant, de brandir des pancartes pleines de mots abjects pour combler la vacuité de leurs propres idées et se remplir d’importance.
Je parle de ceux qui se rêvent en résistants ou grands démocrates pour conjurer leur honte de n’être qu’eux-mêmes et d’appartenir à une couleur de peau ou à une classe sociale privilégiée. Ceux qui veulent réparer l’infamie de leurs familles ou de leurs pensées passées. Ceux qui retournent toutes les oppressions dont ils ont été les instigateurs pour se les faire pardonner. Ceux qui n’ont honte de rien et qui ne se lèvent que pour cette cause-là alors que rien d’autre ne semble les toucher et qu’ils ne sont, ni de près ni de loin, concernés.
Je parle de ceux qui se permettent de pérorer sur leur perchoir sans se soucier des conséquences de leurs petites phrases ou de leurs diatribes stériles car ils ne sont en danger de rien depuis leurs canapés. Ceux qui changent de lutte au gré de l’actualité, défendant les droits de celui qui fait mal ou, selon la mode, de celui qui a mal. Ceux qui par peur d’être rejetés adhèrent sans conviction profonde et sans esprit critique à quelque chose qu’ils ne font que relayer, pour être aimés, pour être qualifiés d’alliés, ultime marque de reconnaissance du groupe dont ils ne feront jamais vraiment partie.
Je parle de ceux qui ne penseraient jamais à aller manifester pour une cause s’ils ne craignaient pas que leurs copains ne leur reprochent leur absence. Ceux qui se feraient tuer, abîmer ou expulser s’ils mettaient un pied sur le territoire qu’ils croient défendre. Ceux qui prétendent leur engagement, qui le travestissent, alors qu’ils ne sont guidés que par leur haine internalisée, tue ou refoulée. Ceux qui ont lu une publication virtuelle et qui pensent aussitôt avoir acquis une expertise qui mériterait d’être exprimée. Ceux qui aiment ne se revendiquer que d’un côté, sans s’intéresser à l’autre car il ne compte pas, il ne les intéresse pas.
Je parle de ceux qui plaquent une vision occidentale ou décoloniale inapplicable aux enjeux de la région par plaisir de montrer qu’ils ont de la sensibilité à l’histoire d’un autre continent, dont l’asservissement a fait leur richesse, ou, guidés par le seul intérêt social qu’ils pouvaient en tirer, leur culture.
Enfin, mes préférés, je parle de ceux qui ont fait le choix de n’être que des tokens. Ces Juifs qui pensent et disent la légitimité d’actions terroristes en s’imaginant chantres de la contestation, qui se croient mieux que leurs congénères – où irez-vous quand ils viendront vous chercher ? Où irez-vous quand les gens qui vous ont relayés par opportunisme ne cligneront pas d’un œil quand vous vous ferez agresser ? Vers qui vous tournerez-vous quand personne ne se souciera de votre sort, à part les Juifs ? Je pense notamment au collectif Tsedek qui n’a de juste que le nom, sans aucun fond, comme tous ces autres que décrivent les anaphores précédentes.
J’ai honte pour tous ces ceux. J’ai honte pour vous. J’ai honte aussi pour moi qui aie cru si fort que nous pouvions être amis, que nous pourrions nous aimer sans douter que si l’un de nous était lâchement attaqué, vous seriez là comme j’ai été là ou comme j’aurais été là. J’ai honte d’avoir cru que je n’aurais pas été seule dans le danger de ce monde-là, que je n’aurais pas été assignée à mon identité de juive alors que celle-ci est inextricablement mêlée à mes identités de femme, de lesbienne, de socialiste.
Portée par cette complexité, cette intersectionnalité, je ne compte plus le nombre de disputes que j’ai eues pour faire vivre toutes mes identités ensemble, pour défendre toutes les différences et tenter de les comprendre, y compris dans les souffrances de chacun.
Je n’ai jamais été amoureuse d’une femme de ma confession ou de mon histoire, je n’ai vécu, grandi, qu’aimé dans des couples mixtes de nationalités, de religions, de couleurs de peau, différentes. De même s’agissant de mes amitiés. J’ai inlassablement cherché à tracer un chemin d’empathie et de compassion entre les uns et les autres. J’ai épousé toutes les luttes de mes amours, de mes amis, de mes convictions politiques, de mes communautés. Leurs combats, leurs tristesses, étaient les miens. J’ai été de toutes les manifestations nécessaires, j’ai même eu honte de ma couleur de peau ou de ma judéité quand l’actualité n’était pas en phase avec mes valeurs profondes, quand un blanc tuait un noir, quand un Juif d’extrême droite humiliait un Palestinien. J’ai même renoncé un temps à mon idéal universaliste car, parfois, l’universalisme invisibilise les douleurs, les oppressions et les inégalités de ceux qui en sont les premières victimes.
Pourtant, je n’ai désormais pas d’autre choix que de me raccrocher à cet idéal-là, le seul qui vaille vraiment. Ne pas y croire c’est faire le jeu des politiques de divisions et essentialiser les groupes, exacerber les colères et les injustices, rompre les dialogues qui nous permettent de faire nation. Nous, Juifs compris.
Je refuse de penser que les Juifs ont à être seuls parce qu’ils ont peur, je refuse ce repli communautaire auquel nous sommes tous en train de nous astreindre malgré nous. Je refuse de croire que nous assistons à l’effondrement d’un monde pensé sur la paix, et que les Juifs n’y auraient pas leur place. Je refuse de laisser ma judéité prendre le pas sur toutes mes autres identités parce que je ne me sens plus accueillie par les féministes qui s’en foutent qu’on ne me laisse pas marcher contre les violences faites aux femmes, ou par les queers, ou par les gens de gauche, qui croient que les Juifs sont d’odieux impérialistes, colonisateurs, capitalistes, dominants, qui oppressent des hommes dont la couleur de peau est, pour information, la même que la leur.
Ces derniers temps nous rappellent que les hommes sont le plus souvent suiveurs, lâches et médiocres. Et qu’il faut composer tous ensemble sur ce radeau pathétique et pitoyable qu’est notre monde, car, sans aucun doute, nous sommes tous parfois des suiveurs, des lâches et des médiocres. Acceptons d’avoir le courage de nous remettre en question et de nous déconstruire, quoiqu’il en coûte à notre estime de nous-même, et de continuer d’expliquer, d’informer, de nous battre, contre tous ceux qui essaient, une fois encore, de nous isoler.
Soyons unis en tant que communauté plurielle, mais n’oublions pas d’être ouverts à tous ceux qui, je l’espère, se rendront compte des conséquences de leur imbécillité ou de leur bassesse morale ou de leur indifférence fautive et tâchons, encore, toujours, de croire, dans ce monde-là, à la force de l’amour et à une paix possible, pour que nous puissions continuer de nous re-lever chaque matin.
Le titre de cet article est inspiré du poème « La ville du massacre » de Chaïm-Nahman Bialik, à retrouver dans Anthologie de la poésie yiddish, Le miroir d’un peuple, Éditions Gallimard, 2000.