1990-2025 : Aller ou ne pas aller à Auschwitz-Birkenau ?

À partir des années quatre-vingt-dix, de premiers voyages de mémoire à Auschwitz s’organisent avec des survivants. Des décennies plus tard, Annette Becker, historienne et autrice “Des Juifs trahis par leur France, 1939-1944” (Gallimard 2024), retrace l’histoire de ce “tourisme de la catastrophe” et son évolution.  

 

L’historien Alexandre Doulut en compagnie de lycéens devant la Judenrampe à proximité de Birkenau. © Mémorial de la Shoah
Image publiée initialement dans le hors-série 2022 de Tenoua: Géographie de l’Histoire

« Au cœur de l’Europe, cœur brisé d’une civilisation, un événement non humain, non relatif, absolu ; son nom propre : Auschwitz. Auschwitz fut pour ma génération, pour ce que je conviendrai d’appeler le Juif moderne, le nom moderne du mal. » C’est ainsi que Benny Lévy, né en 1945, quelques mois après l’ouverture par les Soviétiques du camp d’Auschwitz et du site d’extermination de Birkenau, introduisait une de ses plus belles méditations, « La mémoire, l’oubli, solitude d’Israël ». Il y disait justement que la découverte de la destruction des Juifs d’Europe a modifié alors conscience historique, rapport au temps et à l’humanité. Auschwitz, ce lieu au nom allemand est aussi un non-lieu situé à Oświęcim, ville de Pologne. En langue allemande existe une métaphore de l’oubli, « L’herbe pousse sur… » 

Beaucoup à travers les années ont pensé qu’il était nécessaire, vital, de ne pas « laisser l’herbe pousser sur Auschwitz ». Or, quand Primo Levi y retourna, il fut frappé par l’herbe verte et les arbres qui y poussaient. Le nom même de Birkenau n’est-il pas “bois de bouleau” ? Que cachaient cette herbe et ces arbres ? Que ne cachaient-ils pas ? Comment les visiteurs clairsemés jusque dans les années quatre-vingt dix et les très (trop ?) nombreux désormais ont ressenti la rencontre avec le site gigantesque et peu lisible sans information initiale? 

En effet, longtemps les déplacements ont été limités à Auschwitz dit 1, lieu de mémoire de l’héroïsme polonais où se rendaient toutes les écoles du pays. Les pavillons nationaux des ex-alliés, dans les anciens blocks y muséographiaient leur histoire dans la guerre mondiale, l’extermination des Juifs n’y étant souvent qu’un détail.

C’est dans les années quatre-vingt dix, avec la chute du système soviétique, la plus grande facilité des voyages, et surtout la présence de survivants juifs encore nombreux et désireux de témoigner que tout a changé. Auschwitz, auquel on associe désormais Birkenau, est devenu la synecdoque de l’extermination des Juifs, bien plus que les ghettos et les ravins des fusillades massives à l’Est. Le complexe est rentré dans un ensemble mondial de patrimonialisation intensive de la mort de masse, au cœur du « tourisme de la catastrophe », que les Anglo-Saxons nomment Dark Tourism. Mais comment peut-on faire réapparaître dans l’intellect et le regard des visiteurs la vie d’êtres humains alors que tout a été mis en œuvre pour les faire disparaître ? Les visiteurs font montre, selon leurs attentes, d’empathie pour les victimes non sans un certain voyeurisme ou de recherche d’émotions, voire de fétichisme ; combien d’entre eux s’approprient un petit morceau de bois, un caillou, pris dans les travées des voies? 

Les voyages se sont multipliés quand on a eu, avec retard, un sentiment d’urgence : non seulement les survivants et les témoins diminuaient en nombre, rattrapés par les maladies et l’âge, mais encore ils étaient à chaque moment plus éloignés de leur expérience de l’horreur. Cette volonté de lutter avec le temps a été mêlée de la culpabilité de ne pas les avoir écoutés plus tôt, voire de leur avoir demandé de se taire. En 1994, l’Amicale des camps d’Auschwitz et de Haute Silésie (désormais Union des Déportés d’Auschwitz) a commencé à organiser depuis la France des voyages de professeurs, surtout du second degré, vers les sites de persécution et d’extermination des Juifs en Pologne lors de la Shoah, avant tout Auschwitz et Birkenau. 

Des dizaines de survivant.e.s revenaient en « guides » dans ces lieux que les nazis  leur avaient fait évacuer en 1945 par les marches de la mort. Ils étaient remarquables par leur courage– revenir sur les lieux de leur supplice et de la mort des leurs – et leur volonté de transmettre. L’organisateur, plus, l’âme des voyages, celui qui avait pensé que les enseignant.e.s  devaient venir sur les traces du génocide pour le transmettre à leur tour s’appelait Raphaël Esrail ; il disait encore en  2021, juste avant de mourir : « Nous sommes actuellement les derniers survivants. À la fin de la guerre, nous étions parmi les plus jeunes à revenir, aujourd’hui nous approchons notre centenaire. C’est à nous qu’il revient d’organiser le passage vers le futur. (…) Nous souhaitons que notre association poursuive sur le chemin de la réflexion et de la recherche – mémorielle, historique, pédagogique. »

Les premiers guides des premiers visiteurs en nombre ont explicité sur les lieux les interactions entre les bourreaux, les déportés – victimes immédiates du Zyklon B ou de la mort lente par le surtravail et les violences – et ceux qui se trouvaient là, les « voisins », comme dans le cas des travailleurs libres travaillant avec les « esclaves » des entreprises industrielles situées sur le complexe. Ces survivant.es, regroupé.es dans le Comité international d’Auschwitz, (étrangement sans Birkenau) se sont battu.es pour que les visiteurs aillent à Birkenau et qu’ils puissent y trouver des explications sur la mise à mort dans les chambres à gaz. Désormais, des stèles en hébreu, yiddish, et polonais (ainsi qu’en romani et en anglais) rendent aux principaux exterminés, les Juifs, leur langue religieuse ou vernaculaire. 

Ce lieu à très fort potentiel mémoriel, historique et affectif participe d’un véritable transfert de sacralité. Révérien Rurangwa a conté son voyage de survivant du génocide des Tutsi du Rwanda à Auschwitz-Birkenau en janvier 2004 : « Aller à Auschwitz n’est pas faire du tourisme […] c’est un voyage intérieur dans une confrontation avec le lieu du Mal, le symbole du Génocide, le paradigme du Crime contre l’Humanité. […] Il y a dans notre délégation de vieux Arméniens, des Juifs âgés, de jeunes Tutsi, des Hereros. Un survivant n’a pas d’âge. »  

Malheureusement beaucoup des visiteurs actuels – 1,8 millions en 2024 – n’ont ni « disposition au voyage intérieur », ni respect de l’histoire de celles et ceux qui ont souffert atrocement et ont été assassinés là, à commencer par les enfants. Les selfies sur les voies ferrées menant de la rampe d’arrivée aux lieux de mort ont récemment créé un scandale de plus après le vol de l’inscription Arbeit Macht Frei.  La direction et le personnel remarquables du complexe de mise à mort devenu musée essaient de préserver le site en canalisant le trop grand nombre de visiteurs destructeurs ; des historiens, artistes, cinéastes, écrivains, essaient de dire les méfaits du « monstre de la mémoire » (Sarid Yishaï). Faut-il encore se rendre à Auschwitz-Birkenau ? 

Annette Becker, Des Juifs trahis par leur France. 1939-1944, 2024, Gallimard, 22€
  • Lucie Spindler

Retour sur le podcast “Itinéraire d’un enfant caché”

Le podcast “Itinéraire d’un enfant caché” est d’abord une enquête intime mais Lucie Spindler élargit son propos pour toucher aux questions mémorielles cruciales 80 ans après les faits. Que deviendra la mémoire de la Shoah dans les familles de rescapés lorsque les derniers survivants auront disparu ? Comment les jeunes générations se réapproprient-elles le vécu traumatique de leurs aînés ? Comment le récit peut-il dépasser le cadre familial et atteindre d’autres publics ? Aujourd’hui, 27 janvier, nous vous proposer d’en écouter trois extraits. 

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