9 mois.
Neuf depuis ce terrible Sept qu’on ne peut oublier.
C’est trop symbolique pour ne pas le voir, c’est si cliché qu’on serait tentés de ne pas en parler, mais comme rien dans cette guerre, et surtout son traitement médiatique, ne nous épargne les clichés, allons-y:
Neuf mois, le terme d’une grossesse.
J’ai envie de vomir qu’on en soit encore là.
En général ces deux mots accolés: “neuf-mois” appellent un sourire tendre, l’évocation de ce que l’on appelle en français un “heureux événement”.
Pour nous, ces neufs mois ont été une lente agonie, une gestation du pire – et pire encore, une gestation toujours pas terminée.
Chaque semaine, chaque mois, je me suis retrouvée en choc que l’on en soit encore là.
En octobre, on avait compté les jours; puis on a compté les semaines; maintenant, les mois.
Je me souviens du matin des six mois. C’était un dimanche; je me suis levée éberluée qu’on en soit encore là. J’ai écrit. Je ne pouvais pas ne pas écrire. Je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit.
Cela faisait 6 mois, une moitié d’année, et la guerre se traînait.
Missiles; soldats envoyés au front. Annonces de décès. Des gamins. Des mères endeuillées. Des enfants orphelins. Des jeunes femmes soudain veuves, des gamines se retrouvant le soir devant un lit désormais vide.
Pourquoi?
Et puis ceux qui reviennent. Un bras en moins. Une jambe en moins. Parfois les deux.
Parfois pire. Mais toujours, quelque chose dans l’âme, en moins.
Trop risqué, trop subi. Trop fait, trop vu.
Lorsqu’on a mis les pieds dans la guerre, difficile de revenir.
Revient-on jamais vraiment du côté obscur?
Cela faisait six mois, jour après jour, que des gens comme vous et moi avaient été enlevés de chez eux, à l’aube du shabbat Simhat Torah (littéralement “la joie de la Torah”). En ce jour doublement saint, doublement joyeux, ils avaient été attaqués par surprise par des hommes encagoulés au fusil noir criant “Allahu akbar” et les battant à coups de fusil.
Promenés en travers de la foule en liesse de Kikar Phalestin, assaillis par la meute brandissant cris de haine et de victoire ricanante, téléphones portables pour les filmer, cigarettes pour les brûler, bâtons pour les frapper.
Les hommes encagoulés avaient cassé la gueule, et d’autres choses en même temps, à des des post-ados de 18-19 ans qui sont aujourd’hui toujours, enfermées en captivité.
Sur les vidéos de leur enlèvement publiées récemment par leurs parents, on les voit plaquées contre un mur, le visage en sang, le jogging juste au niveau des fesses, en sang, menottées, le jour de leur “arrestation”.
Casser la gueule à des gamines, juste parce qu’on est plus fort.
Oui lorsqu’on ne voit que l’Ennemi en face, on peut casser la gueule à des jeunes filles.
Toi avec ton fusil et ton couteau et ton masque et ton lavage de cerveau.
Casser la gueule, et pire, à une gamine qui pourrait être ta sœur.
Puis dans des chambres closes d’appartements palestiniens, ou sous terre pour les moins chanceux, jusqu’à quarante mètres au fond de tunnels suintants, enfermés, oisifs, isolés, privés de lumière et de mouvement; privés d’intimité; privés de respect; privés de nourriture, privés du droit de se parler entre eux.
On les moque; on les insulte; on leur dit que tout le monde les a oubliés; moins que rien; singe; rat de juif; ta femme est deja partie avec un autre; ton mari t’a remplacée; tes parents t’ont oublié; Personne ne viendra te sauver. Et bien pire.
On les attache, on les frappe; on les surveille pendant qu’ils font leurs besoins; on pénètre leur corps quand on en a envie.
La douche est rare et la diarrhée trop fréquente. C’est parce qu’on a encore mangé le labneh qui a tourné. On le savait à l’avance, mais on avait trop faim.
La mère de l’un des sauvés d’il y a un mois, Andrey Kozlov, raconte qu’il avait passé ses deux premiers mois les mains menottées. Le premier mois, dans le dos.
Assis. Sans rien faire.
Attendre. Sans savoir.
Qui peut garder toute sa tête après avoir traversé tout cela?
Même pour les rescapés, la question pend dans le ciel: dans quelle mesure pourront-ils vivre après?
Je relisais Charlotte Delbo, une résistante française rescapée d’Auschwitz. Elle dit que pour survivre, après, elle a dû apprendre, non pas à oublier, mais à “désapprendre”.
L’un des tomes de son œuvre titre “Aucun d’entre nous ne reviendra”.
Revient-on, jamais, de cela?
Noa est-elle vraiment revenue?
Et pourtant, on les attend.
On les attend. Le chiffre s’amenuise comme le dernier fil d’un lambeau dans la tempête.
Plus que 120; du moins ceux que l’on croit encore vivants.
On a récupéré des cadavres; on a sorti quelques vivants.
On attend les autres.
On ne sait pas.
Ils ne savent pas.
Noa est sortie il y a un mois.
Je n’arrivais pas à y croire.
Noa, tout le monde la connaît aujourd’hui.
Elle est devenue un triste symbole du 7 octobre, d’autant plus triste que l’image de cette jeune femme si gracieuse au visage pur, criant à l’aide en étendant ses deux bras vers son compagnon menotté tenu par des cagoulés en noir, prise en étau sur la moto, entre le conducteur et celui derrière, qui l’empêchent de s’échapper, cette image si dramatique publié en couverture des journaux occidentaux a rencontré, trop souvent, jubilation revancharde chez certains, indifférence glaçante chez d’autres.
Noa Argamani avait été détenue, 8 mois, avant que par miracle, une unité spéciale de l’armée israélienne ne parvienne à trouver sa cachette, et ne la libère.
L’un d’eux, Arnon Zamora, y a laissé sa vie.
Qui prévoit un destin comme cela pour ses enfants?
En attendant, cela fait maintenant 9 mois que les enfants d’Israël se battent. Cela fait maintenant 74 ans.
Une guerre continue pour une bien brève existence étatique, semée d’éruptions volcaniques qui nous laissent chaque fois exsangues.
Celle-ci, la plus grave depuis Kippour, dure maintenant le temps d’une grossesse à point mais rien n’en n’est sorti.
Neuf mois c’est un terme dans les lois de la nature. Mais les lois de la guerre semblent au-dessus.
Neuf mois d’attente et la guerre n’est pas à son terme.
Avec le Hezbollah dans la partie, elle promet même, jour après jour, heure après heure, de nous exploser à la figure.
Aurait-ce été cela, cette agonique gestation?
Non pas la naissance de la paix, mais l’expulsion sanglante d’un autre embryon de guerre?
Sommes nous entrés dans une gestation du pire?
Je veux croire, avec la pensée hassidique, que quelque chose de bon pourra sortir de ce gouffre.
Je tourne mon regard vers le Zohar (Tetsave 86a) qui nous dit:
Les paroles de la Torah ne deviennent claires que là:
Parce qu’il n’y a de lumière
que celle qui sort des ténèbres.
(…)
Il n’y a de Service du Saint, béni soit-Il,
Que par les ténèbres
Et il n’y a de bien
Que par le mal.
Oh Dieu, que tu tiennes cette promesse!
Le Zohar, cette Torah punk, qui renverse les clichés et pointe, comme Edgar Morin plusieurs millénaires plus tard, la complexité d’un monde qu’on ne peut saisir entièrement qu’en embrassant ses paradoxes, nous rappelle cette loi étrange de la nature: c’est bien grâce à la merde du fumier que poussent le mieux les plantes.
Cette pire des gestations pourrait-elle devenir la promesse d’une nouvelle renaissance?
Voilà la promesse de la lignée de David: le père du futur messie n’est autre que le descendant d’une convertie moabite, issue du peuple arch-ennemi d’Israël, peuple issu du première inceste de l’humanité, celui de Loth et de ses filles.
Le malheur, nous enseignent nos textes, peut devenir source de lumière.
C’est en réponse à la destruction du Temple que les Juifs ont bâti l’édifice du Talmud.
C’est dans le sillon de la Shoah que les Juifs ont pu rebâtir leur pays après deux mille ans d’exil.
Le pire peut donner naissance à du plus beau, nous en avons fait l’expérience.
Dans nos vies personnelles aussi, pour beaucoup d’entre nous.
Oui, de cette pire des gestations, si monstrueuse qu’elle n’est pas encore terminée, j’ai envie de croire qu’il pourra naître, pour nous tous sur cette terre, une nouvelle société.
Je l’avoue, j’ai du mal à y croire. Je suis désespérée.
Et pourtant.
Aujourd’hui on célèbre le nouveau mois de Tamouz.
Un mois triste, puisque le 17 du mois, les Juifs jeûneront en commémoration de la première brèche dans les murailles lors du siège de Jérusalem, entrant ainsi dans une période de “trois semaines” de deuil progressif qui les mènera à Tisha b’Av, le jour le plus triste de l’année juive.
Ce jour-là, on pleurera, à nouveau, cette année plus que jamais, la destruction du Temple.
Mais dès le début de Tamouz, que le Séfer Yetsira appelle le mois de la “vision”, et lors du Shabbat Hazon,(littéralement, la “vision”) qui précède Tisha b’Av, on encadrera le malheur en y posant un horizon.
Dès aujourd’hui, avant d’entrer dans cette période morose du calendrier juif où l’on s’enfoncera ensemble dans un deuil collectif, on peut faire un choix: celui de porter le regard, bien au-delà de la destruction, vers la promesse dans son après – la possibilité d’un vrai renouveau.
Car ce qui nous attend dans le calendrier juif, derrière la destruction, n’est autre que Tou b’Av, la fête de l’amour, puis Elloul, le mois du retour, vers Rosh haShana et Kippour, vers la grande renaissance.
Alors aujourd’hui, au terme du neuvième mois de cette guerre insensée, je choisis de croire que cette pire des gestations pourra donner naissance, de l’autre côté du malheur, à quelque chose, oui, de bon.
Je choisis d’y croire.
On n’a pas le choix.