Une exposition sur la sexualité et le judaïsme était un pari osé: comme éviter les écueils graveleux (Woody Allen déguisé en spermatozoïde), les clichés sortis des livres de Philip Roth ou les mythes associés à l’orthodoxie (le trou dans le drap)? Comment évoquer les rôles des sexes à une époque de fluidité de genres, comment parler ouvertement d’homosexualité face à l’interdit du Lévitique, comment repenser la visite au mikvé pendant la pandémie?
Le commissariat de cette exposition importante a été confié à une équipe du Musée Juif de Berlin et du Musée Juif d’Amsterdam – Joanne Rosenthal, Miriam Goldmann et Titia Zoeter – qui ont choisi la polyphonie des voix pour exposer la complexité et les nuances du sujets: les sages du Talmud côtoient des artistes contemporains, des philosophes médiévaux entrent en dialogue avec des sexologues.
Le judaïsme ne parle pas d’une seule voix, nous rappellent-elles dans l’introduction à l’excellent catalogue (en anglais ou en allemand). Elles veulent précisément montrer les différences, les contradictions, les évolutions et les complémentarités à travers les âges.
Les thèmes sont souvent présentés en binômes: on commence par “procréation et plaisir”, en partant de l’injonction faite à Ève et Adam, “Croissez et multipliez”, qui est mise en dialogue avec les innovations médicales – procréation médicalement assistée, gestation pour autrui – qui permettent à des couples infertiles, des parents seuls ou des couples de même sexe de fonder une famille sans passer par la relation sexuelle. En parallèle, on découple reproduction et plaisir en évoquant la pilule et autres moyens de contraception. Les textes – malheureusement peu lisibles dans l’exposition car imprimés en jaune sur blanc dans une matière brillante – sont courts, percutants, et issus de voix plurielles. On apprend ainsi que la littérature rabbinique se préoccupait déjà d’érotisme et de plaisir sexuel, avec des avis divergents. Il y a pourtant consensus sur deux points: le mari a le devoir de satisfaire sexuellement son épouse de manière régulière et l’acte sexuel doit être consenti. Ainsi, si la tradition orthodoxe interdit les relations prémaritales, elle encourage largement les ébats dans le cadre du mariage.
La cérémonie de mariage donne d’ailleurs lieu à une magnifique juxtaposition de tableaux: “Mariage juif”, du peintre hollandais Jozef Israëls (1903) représente un couple sous un tallit; l’homme, portant le haut-de-forme, glisse l’anneau à l’index de son épouse. À côté, la photographie “A Jewish Wedding”, de Yitchak Woolf (2008) qui montre la cérémonie de mariage clairement inspirée du tableau de Jozef Israëls, mais qui représente cette fois, sous un même tallit, un homme, Benny, glissant l’anneau à l’index d’un autre homme, Nir.
L’art contemporain permet d’autres questionnements sur des sujets traditionnels. Ainsi, la sculpture en laine et coton tricoté et crocheté Tumtum de l’Israélien Gil Yefman (2013), se réfère à la Mishna qui mentionne six ou sept catégories d’identité sexuelle, parmi lesquelles le tumtum, quelqu’un dont les organes génitaux sont cachés ou couverts.
Dans la même section de l’exposition – même si les changements de thématique ne sont pas toujours clairs, contrairement au catalogue – il est aussi question des enfants, d’infertilité, de contraception et d’avortement: d’un côté les anneaux de Gräfenberg, un gynécologue juif allemand qui a donné son initiale au point G, zone érogène, et inventa, dans les années vingt, les premiers anneaux contraceptifs intra-utérins; de l’autre, l’artiste Andi LaVine Arnovitz qui s’intéresse aux problèmes d’infertilité et aux enfants pas encore nés dans un collage rose, rouge et blanc.
Le thème du “désir et contrôle” se penche en particulier sur les lois de pureté familiale ou niddah et la relation au mikvé, à travers des photographies d’Elinor Carucci, de Mierle Laderman Ukeles et de Benyamin Reich. Si l’art contemporain est généreusement présent, les objets ne sont pas en reste, et souvent surprenants: une couverture de naissance préparée selon le rite sépharade, une bague pour le pouce (XVIIIesiècle) destinée à prévenir les jeunes hommes de tentations masturbatoires pendant leur sommeil, ou un bol incantatoire mésopotamien datant de 200 qui devait favoriser les grossesses.
“Sexualité et pouvoir” s’intéresse aux interdits et aux tabous majoritairement énoncés dans le Lévitique – homosexualité, adultère, bestialité, inceste, sexualité pendant les menstruations, et d’autres. Et puis il y a le regard moderne et transversal, qui tire une puissante créativité artistique de ces mêmes tabous, comme la série de romans israéliens Stalag, des textes pornographiques situés dans les camps nazis et dans lesquels les prisonniers se vengent des gardiens SS, les photographies de Claude Cahun, née Lucy Schwob, qui remettent en cause la distinction entre les sexes et la sexualité hétéronormée, ou les images d’Adi Nes qui mêlent hyper-masculinité et homoérotisme.
Si l’exposition fait aussi appel au monde du cinéma, de la télévision et de la scène qui a inspiré nombre de personnages et de films devenus icônes, elle n’hésite pas à plonger dans le monde des réseaux sociaux utilisés tant par des jeunes qui ne se sentent pas à leur place dans le cadre traditionnel de leur famille, que par des femmes orthodoxes qui gagnent en visibilité grâce à Tiktok et dont les discussions talmudiques sont suivies par des milliers de followers.
Et Dieu dans tout ça? Il est là, dans chaque salle, comme caution ou comme repoussoir, comme inspiration ou comme un lointain souvenir. Il est là, enfin, elle est là. L’exposition Sex: Jewish Positions est une occasion unique de se confronter à la sexualité dans le judaïsme, ce qu’on sait, ce qu’on croit savoir, ce qu’on n’ose pas demander, ce qui a inspiré des artistes, ce qui a permis au peuple juif de croître, se multiplier et… se diversifier.
Jusqu’au 3 octobre au Musée juif de Berlin, et à partir du 15 novembre à Amsterdam.