À la recherche de Papy Srul

EN 2006, ETHEL BUISSON tombe, presque par hasard, sur le nom de son grand-père, gravé au Mémorial de la Shoah à Paris. Après une période de prise de conscience, elle se lance dans un travail de recherche, de voyage, de photographie et d’écriture. Le projet : se rendre sur les lieux qui ont marqué la fin de vie de Srul Ruger, à des dates clés, 70 ans précisément après les faits.

« J’ai voulu me faire photographier à Varsovie, le 23 septembre à 18h20, lorsque mon âge correspondait exactement à celui de mon grand-père au moment de sa mort. J’avais 44 ans et onze mois pile, l’âge auquel il est mort. » photo © Mikolaj Grynberg

« L’imprégnation a débuté assez tôt dans ma vie, avec les récits familiaux très liés à la Shoah. De mon grand-père, Srul Ruger, je ne savais pas grand-chose sinon qu’il avait été déporté et était mort à Auschwitz. Ce dont on parlait dans ma famille, c’était de l’héroïsme de ma grand-mère : son évasion du Vel d’Hiv avec ma mère, leur traversée de la France, l’arrestation de ma grand-mère à Lyon, ma mère cachée dans un couvent… on évitait le sujet de Srul.

Mais le déclic a été de lire le nom de mon grand-père sur le Mur des Noms : je le rencontrai pour la première fois. Tout a débuté là, de façon très instinctive, urgente, presque vitale. Quelque part, j’avais envie de le réhabiliter, je me sentais proche de lui y compris dans ma personnalité. Je l’ai sorti de l’oubli, sa « deuxième » mort, en le rentrant dans mon vivant. Je l’ai aussi dessiné, à partir d’une photo. C’est ce dessin qu’on retrouve en couverture de ce numéro de Tenou’a.

Petit à petit, en vainquant mon trac, j’ai provoqué une série de « rendez-vous », je me suis approprié une relation que nous aurions pu avoir, des souvenirs plaisants que nous aurions pu construire. Un jour où une cousine m’expliquait à quel point sa grand-mère décédée depuis peu lui manquait, je me suis dit que je voulais cela aussi avec mon grandpère : qu’il me manque, beaucoup, que je me souvienne de lui.

J’ai construit ce projet, ce voyage, comme je traiterais d’un projet d’architecture dans ma vie professionnelle. J’ai donc choisi de tenir un carnet, de reprendre la photographie d’architecture qui a été une de mes pratiques et l’outil, une chambre technique, qui nécessite de prendre son temps. C’est du matériel encombrant, posé sur pied, dans lequel il faut littéralement rentrer. Par un jeu de miroirs, tout y est retourné, et ce regard inversé me permet d’avoir une vision distanciée qui me met à l’écart tout en me maintenant à l’intérieur. C’est un filtre, dont j’ai besoin, tout comme le son que j’enregistre également, pour matérialiser ce silence. Un casque sur les oreilles, une chambre à la place des yeux, je me suis mise en écho pour trouver Papy Srul ».

***
Serge Klarsfeld:
“Chaque récit est une pierre”

Imaginons que la Shoah ait été accomplie jusqu’à l’objectif absolu voulu par ses décideurs et que les neuf millions de juifs européens tombés dans le pouvoir du IIIe Reich eussent été mis à mort sans laisser de survivants. C’eût été « la page de gloire qui n’aurait jamais été écrite » qu’évoquait Heinrich Himmler en 1943 à Poznan. Trois millions de Juifs ont survécu et ont écrit la page de souffrance vécue par le peuple juif. Sans ceux qui ont parlé, qui ont raconté, qui ont écrit, qui ont dessiné, qui ont composé, c’est-à-dire les rescapés de la déportation et des camps d’extermination, les échappés des rafles, les orphelins et les enfants cachés, les quelques-uns sortis des ghettos et des fosses communes, on ne saurait rien ou presque de cette immense tragédie qui eut pour cadre tout un continent et jusqu’aux sables de la Lybie et aux monts du Caucase. Le récit authentique de la Shoah exigerait six millions de témoignages. Tous ces morts assassinés ne peuvent témoigner que par leurs propres dépositions, lettres manuscrites rédigées avant que leurs bourreaux ne se soient emparés d’eux ou comme certains membres des Sonder Kommando juifs des crématoires d’Auschwitz ou bien Ringelblum et son équipe d’historiens en enfouissant leurs documents dans une terre ensanglantée. Ou bien par les témoins qui les ont vus périr et qui ont eu la volonté de témoigner. Chaque récit d’une victime ou d’un survivant est une pierre d’un édifice qui restera quand même inachevé, un fragment d’une fresque inaboutie mais toutes ces pierres et ces fragments édifient et composent une oeuvre qui exprime ce que fut la Shoah. Cette oeuvre, les juifs assassinés et les juifs qui étaient encore vivants mais si meurtris nous l’ont léguée. Elle constitue un immense mémorial, une gigantesque médiathèque, une vaste bibliothèque où chaque page, chaque image, chaque objet représente ces millions de juifs de la Shoah qui sonnent l’alarme pour notre humanité.

Les historiens de la Shoah, les centres de documentation sur la Shoah, les Mémoriaux de la Shoah, le CDJC depuis 1943, Yad Vashem depuis 1953, Auschwitz, Milan, Varsovie, Washington, Berlin, Malines, Amsterdam, Oslo et bien d’autres jouent face à l’océan de l’oubli le rôle de phares de la Shoah et de sauveteurs de la mémoire des victimes.