Nous sommes à Casa(blanca) dans les années quatre-vingt-dix. Une gosse qui ressemble à une adulte a compris comment marche la vie, enfin, les hommes. Sarah “avec son visage brun fait de terre cuite” est belle comme un cœur. Elle minaude, joue la fille fragile et rend le patriarcat utile.
La jeune femme passe des bras d’un riche à un autre. Les Rolex défilent. Les Jaguars aussi. Elle fait l’amour sans envie, sans jouissance non plus. Juste pour manger à sa faim et boire des jus de fruits mixés. “Sarah avait appris une technique l’année précédente : celle d’attendre avant de se déshabiller. Ça fonctionnait bien. C’était bête, un garçon, ça vous payait café sur café pendant des semaines pour ce résultat.” Sarah prête sa compagnie, son corps à des hommes, en contrepartie, ils lui offrent des cadeaux. Un échange de bons procédés.
Sarah n’est pas marocaine. C’est une Française qui vit avec sa mère dans “un ensemble de briques qui tombaient en ruine”. À leur arrivée au Maroc, elles n’étaient pas fauchées, elles le sont devenues à cause d’un homme, le compagnon de sa mère. Il leur avait promis le rêve casablancais, il les a ruinées et s’est cassé. Depuis, la mère de Sarah s’en sort comme elle peut, c’est-à-dire mal. Elle reçoit des hommes dans son lit et exauce leurs prières pour une petite misère. Le plus vieux métier du monde.
En raison de sa nationalité française, Sarah est scolarisée au lycée français pour une bouchée de pain. Chaque jour, elle se mêle à la crème de la crème marocaine, celle qui paye une blinde les cours et verse des pots-de-vin au directeur de l’école. Chaque jour, la jeune femme se démène pour ne pas trahir sa condition, pour duper le monde des avec-bonnes et avec-chauffeurs. “Ses pas pressés, ses jeans neufs négociés par la peau, ses déjeuners cachés à l’étage du café-billard, ses silences étaient autant de négations de la situation, autant d’actes de guerre”.
Un jour, Sarah croise le chemin de Driss, un mec “aussi riche que le roi”. Un mec avec la plus grosse piscine. Un mec plus moche que beau. Avec des dents de rongeur et des yeux “verts de thym”. Un mec pas à l’aise en société qui passe ses soirées à caresser des cartes. Sarah veut l’épouser. Pour changer de vie. Pour passer du côté des dominés maltraités aux dominants maltraitants. Sarah veut la vie d’un homme riche. “Avec son fric, il n’y aurait plus jamais de flic, plus jamais de lois”.
Problème : Driss n’est pas comme tous les hommes, lui, il ne la déshabille pas du regard. “Ses yeux à lui avaient glissé sur elle. Comme si elle avait été un courant d’air – rien en lui n’alla à sa rencontre”. Comment séduire un homme qui refuse la séduction ? Défi coriace. Sarah ne baisse pas les bras, prête à tout pour choper le garçon-ascenseur-social.
Dans ce Maroc, la condition féminine est malmenée. J’en suis écoeurée, scandalisée même. Les “bonnes” sont déshumanisées, animalisées et agressées sexuellement dans le bus. “Elles se mettaient à crier : t’as pas honte, fils de pute, en agitant les bras, mais elles restaient assises, pour ne pas trop les énerver.” Les épouses violentées gardent le silence sous peine de finir sur le trottoir. Les victimes de viols se marient de force à leur violeur pour sauver l’honneur familial. Les femmes enceintes-sans-mari sont arrêtées, jugées puis emprisonnées. Et celles qui disposent librement de leur corps sont appelées des putes. On ne peut s’empêcher de penser à l’ouvrage de Leïla Slimani, Sexe et Mensonges (2017), qui dénonce les non-droits des femmes au Maroc.
Dans ce premier roman de la trentenaire Abigail Assor, on s’agace des hommes qui abusent, de la misère ambulante, de la cacophonie ambiante, de l’égalité qui manque cruellement. Dans ce roman, on suit Sarah et son but précis : quitter ses origines sociales pour en épouser de nouvelles. Arrivera-t-elle à ses fins ? Driss succombera-t-il à son charme ? Sarah, aussi riche que la reine ?
Pour le savoir, on respire un coup. On se replonge, nos sens en émoi. Le thon arrache les narines, la morve prend par surprise, les mouches rappellent la crasse, les traces de godasses et le pain rassi façonnent l’imaginaire. La scène du baiser se prend pour un cours d’anatomie buccale. “Sa langue se projeta un l’intérieur, forçant le passage, livrant bataille aux dents, et une fois en place, colonisa la cavité entière, le palais, les parois des joues, les gencives, chacune des molaires”. Pendant un moment, on a l’impression d’être une gorge prise dans un guet-apens. On aime profondément ce roman sur un amour socialement impossible. Même si les langues se mêlent, les destins se démêlent pour reprendre leur voie toute tracée.