Alexandre Doulut et Sandrine Labeau, les héritiers amoureux

Les yeux absorbés par son écran, Alexandre Doulut parcourt les innombrables colonnes d’un tableau Excel qui semble sans fin. Naviguant dans ce dédale de cases, de notes et de chiffres avec une aisance déconcertante, il s’arrête sur une date, un lieu, prend un papier sur son bureau, compare, modifie. De temps à autre, il apostrophe Sandrine Labeau, elle-même concentrée sur l’écran d’un ordinateur. Elle est en train de corriger les rendus de ses élèves lycéens à qui elle a demandé de travailler sur des documents d’archives de la déportation. Dans cette jolie pièce où le soleil de mars pénètre timidement, un grand bureau, beaucoup de livres et, surtout, des rayonnages de boîtes d’archives, la part des archives que Serge et Beate Klarsfeld ont voulu leur léguer. Il y aurait là de quoi faire cent thèses d’histoire, sur la déportation, bien sûr, sur la construction du Mémorial de Serge Klarsfled, sur la préparation du procès Papon…

Nous sommes dans une maison chaleureuse du Sud-Ouest, une maison blanche aux volets bleus, entourée d’un jardin fleuri et de champs. Le chat est ici le véritable maître de maison, qui déambule, scrute, s’assoupit et se fige parfois lui-même longtemps devant les écrans d’ordinateur. Il y a là un piano, des guitares, beaucoup de disques, une belle collection de BD et toujours des livres en quantité. Alexandre et Sandrine sont un couple, dans la vie et dans le travail, historiens tous les deux, ayant décidé il y a quelques années, de consacrer leurs recherches à l’histoire de la déportation ou plutôt, précisent-ils, « à l’histoire des déportés ».

Cette précision, c’est le cœur même de leur travail : écrire l’histoire de chacun des déportés. Pour cela, ils creusent, ils fouillent les archives, recoupent les documents, se déplacent. À Caen, ils mettent à profit de leurs vacances pour se rendre au service des archives de la Défense dont le fonds conserve des dossiers personnels de deux millions de personnes, documents officiels, procès-verbaux d’arrestation, correspondances, photographies notamment. Pour tenter d’écrire l’histoire la plus complète possible de chacun des déportés de France, il faut ouvrir chaque dossier de déporté et photographier systématiquement tous les documents pour pouvoir, ensuite, les étudier et compléter le tableur. Les archives se trouvent dans de multiples lieux, dans les préfectures, à Vincennes pour la Gendarmerie nationale, dans les différents camps d’internements, à l’ITS de Bad Arolsen dans le centre de l’Allemagne pour ce qui concerne les camps de concentration et d’extermination nazis, au Musée d’Auschwitz en Pologne…
Chaque fois, c’est un travail de patience ardue et de minutie. Il faut explorer les fichiers et trouver la moindre bribe de vie. En parcourant au hasard les archives Klarsfled dans ce bureau, nous retrouvons les notes manuscrites de Serge, de petits bouts de papiers griffonnés d’un nom et, selon, d’une adresse, d’une date, d’un numéro de convoi. On comprend alors pourquoi les Klarsfled ont choisi les LabeauDoulut comme héritiers : la méthode est similaire, systématique, une recherche infatigable d’informations perdues dans la masse, peut-être disparues bien sûr, mais peut-être aussi là quelque part. C’est cette idée qui les anime, cette volonté de trouver, autant qu’il est possible, des renseignements sur ceux dont la vie a été arrachée par les Nazis, secondés, lorsqu’ils n’étaient pas précédés, par les autorités françaises.

COLLECTER TOUT CE QUI PEUT L’ÊTRE

Au fil de ces recherches, Sandrine et Alexandre recueillent de très nombreuses autres informations qu’ils consignent soigneusement parce qu’elles pourraient intéresser d’autres chercheurs, d’autres sujets. Comme ces Juifs déportés en 1942 qui étaient sélectionnés sur le trajet du train pour les besoins de telle ou telle entreprise, à Kozel notamment, à 120 km d’Auschwitz. Ceux qui survécurent aux mines ou aux autres travaux pénibles furent ensuite transférés à Auschwitz en 1944, c’est ce que nous apprend le croisement de leur convoi de déportation et du matricule qui leur fut tatoué à Auschwitz. Ces informations, bien que partiellement connues, permettraient, si elles sont affinées, de donner un chiffre plus précis des l en va de même de nombreuses autres données qu’ils accumulent. « Même lorsque cela n’intéresse pas directement notre recherche, nous collectons tout ce qui peut l’être, c’est une mine d’or pour de futures recherches », expliquent-ils.
La vie de Sandrine et Alexandre aujourd’hui est largement empreinte de ce travail sur la mémoire de la déportation. Sandrine enseigne et mène en parallèle ces recherches sur l’histoire individuelle des déportés. Alexandre prépare sa thèse sur l’histoire régionale de la Shoah en France. C’est une étude inédite qui montrera les différences significatives dans l’internement et la déportation des Juifs dans les différents départements français, et pas uniquement selon la zone, occupée, libre ou italienne.
Lorsqu’on leur demande ce qui les a poussés, lui le musicien épris d’histoire, elle la prof d’histoire en lycée professionnel, à dédier ainsi leur temps, leur énergie et leur volonté à cette recherche, la question leur semble presque saugrenue. Alexandre voulait travailler sur cette période. C’est en s’intéressant aux spoliations de la Deuxième Guerre mondiale qu’il réalise que « de nombreux Juifs avaient été déportés depuis chez moi, ici, dans le Sud-Ouest ». Cette histoire ne le lâchera plus. Il travaille auprès du Mémorial de la Shoah pour lequel, notamment, il accompagne des groupes d’élèves à AuschwitzBirkenau. Il y rencontre Sandrine qui emmène ses élèves pour ce voyage mémoriel. Il quitte Paris, se réinstalle « chez lui » et « avec elle », lui parle de ces déportés du Lot-et-Garonne ; elle épouse le garçon et sa recherche. Ensemble, ils écrivent les biographies des 473 déportés juifs du département, rencontrent Serge Klarsfeld, lui présentent leurs recherches. La suite, c’est Serge Klarsfeld qui nous l’avait racontée : « Si j’avais leur âge, c’est ce que je ferais. Ils sont jeunes, ils s’aiment, ils sont déterminés ». De cette filiation spirituelle naîtront une amitié et une reconnaissance mutuelles aboutissant sur la publication de deux ouvrages avec le concours des FFDJF, et une confiance aussi, qui poussera les Klarsfeld à confier au jeune couple une partie de leurs archives.

UNE RECHERCHE D’INFORMATIONS, PEUT-ÊTRE DISPARUES MAIS PEUT-ÊTRE AUSSI LÀ QUELQUE PART

Ne voudraient-ils pas parfois faire autre chose? La réponse fuse, spontanée, presque vexée : « Non, non, pourquoi? » Cette histoire de la Shoah, pour eux deux, c’est l’Histoire, une interrogation permanente et le sentiment aigu d’un devoir : redonner à chaque déporté son histoire, autant que faire se peut. Comment deux non-juifs n’ayant pas d’histoire familiale liée à la Shoah se retrouvent-ils ainsi « capturés » par cette histoire? « Je n’ai jamais compris pourquoi il faudrait être juif pour travailler sur la Shoah, explique Sandrine. C’est absurde et révélateur de ce que certains n’ont pas compris ce que signifie un crime contre l’humanité. »

SENTIMENT D’URGENCE

Tandis que les Clash jouent en fond, que le chat passe d’une paire de mollets à une autre, qu’un bon Bordeaux est servi dans les verres, Sandrine et Alexandre racontent leurs rencontres avec les rescapés. Ils évoquent cette intimité liée avec plusieurs d’entre eux dont Ginette Kolinka qui vécut à Birkenau avec Marceline Loridan-Ivens et Simone Veil et doit dormir le lendemain chez eux avant de témoigner devant des élèves du coin. Il y a beaucoup de tendresse, un sentiment d’urgence et d’importance, un sens de la responsabilité et de l’absolu de cette histoire. Ils se regardent souvent et se comprennent, ils se complètent et s’aiment manifestement. C’est un travail à quatre mains, un travail essentiel qu’ils ne pourraient mener chacun seul, et ils le savent.

À lire :
Mémorial des 473 déportés Juifs de Lot-et-Garonne, FFDJF/Après l’oubli, 2010
1945 Les rescapés juifs d’Auschwitz témoignent, FFDJF/Après l’oubli, 2015