« Si seulement nous sommes assez braves »

Le lendemain de la cérémonie d’inauguration de la présidence de Joe Biden, j’ai consacré un cours à la performance poétique présentée à cette occasion par Amanda Gorman, une jeune écrivaine africaine-américaine jusque là relativement inconnue de notre côté de l’Atlantique. Peu après cet événement, des polémiques ont éclaté en Europe au sujet de l’identité des personnes auxquelles il convenait de confier la traduction des poèmes de Gorman annoncée par plusieurs maisons d’édition. Afin d’échapper aux clivages imposés par les algorithmes des réseaux sociaux pour penser ce qui se jouait dans ces disputes, j’ai alors écrit un essai sur le poème d’Amanda Gorman qui constitue lui-même une forme de traduction. Libre et infidèle, cette traduction commence comme un commentaire de texte et se transforme progressivement en autre chose. Ecrire un texte qui se jouait des frontières discursives habituelles m’apparaissait comme la meilleure façon de rendre hommage au souffle de cette jeune femme, mais aussi à une tradition critique qui, sans être aussi flamboyante, est pourtant bien vaillante. Inspirée par Jane Austen, j’ai donc mobilisé ma raison et mes sentiments afin de faire vibrer, dans la langue française et à travers un imaginaire multiculturel, l’appel au courage par lequel Amanda Gorman a conclu son discours.

AMANDA GORMAN ET L’ÉPOPÉE INTRADUISIBLE DE LA PERFORMANCE DÉMOCRATIQUE

Avertissement : aucun poème n’a été maltraité pendant la réalisation du texte qui suit.

Ce qui est fascinant, dans la polémique du moment au sujet de la traduction d’Amanda Gorman, c’est que le texte du poème qu’elle a scandé devant le Capitole n’a en fait pas besoin d’être traduit (ce qui n’interdit à personne de le faire) : à défaut de s’être auto-engendrée à la manière d’une déesse, elle s’est auto-traduite pour les non-anglophones en accompagnant elle-même ses mots de sous-titres non verbaux d’une grande intelligibilité. Grâce à l’enregistrement audiovisuel dont il a fait l’objet, son poème n’a pas fondamentalement besoin d’un traducteur pour transmettre l’esprit qui l’anime – ce mélange d’audace et de responsabilité destiné à surmonter la sidération provoquée par la violence d’une foule en colère, cet effort pour l’endiguer en prêtant sa voix à un autre courant, cette confiance en soi qui ne se construit pas sur l’envie d’humilier les vaincus, ce refus de se laisser intimider par le visage grimaçant de la haine, cette décision de prendre la parole pour chanter, dans un même souffle, l’amour des siens et le respect des autres. C’est peut-être d’ailleurs bien cela, qui inquiète tant les vigiles menaçants postés aux frontières de territoires imaginaires dont on a bien failli s’apercevoir un instant qu’ils n’étaient finalement pas plus inaccessibles que la planète Mars, sur laquelle un robot nommé Persévérance devait se poser quelques jours après l’atterrissage à Washington de la comète Amanda.

Avec un aplomb rappelant l’arrogance cosmique de tous les bardes qui, depuis la nuit des temps, se sont levés au milieu d’une assemblée de héros fatigués pour les aider а retrouver le fil de « la grande épopée mystérieuse dont nous avons tous un chant en nous-mêmes » (Victor Hugo), Amanda Gorman a donc démontré qu’on n’avait pas besoin d’avoir une barbe blanche pour s’adresser à l’univers. Just do it, comme disait le slogan d’une marque d’équipements sportifs pour laquelle il paraît qu’Amanda Gorman a également écrit et qui s’est approprié le nom de la déesse grecque de la victoire.

Avez-vous donc entendu la tranquille assurance avec laquelle Gorman a salué l’Amérique et le monde, comme si elle s’adressait en visio-conférence à une très vieille tante un peu dure d’oreille incapable de se déplacer en raison de la crise sanitaire ? Avez-vous bien regardé les gestes fluides et précis par lesquels elle s’appliquait à faire circuler, au-delà des barrières linguistiques et par-dessus les ricanements des réseaux, un flot d’images et de rythmes qui n’a jamais cessé de couler depuis que les humains ont appris à chanter pour trouver le courage d’affronter « le ventre de la bête », ou plus simplement de se lever le matin ?  Car s’il est vrai qu’il faut beaucoup de courage pour faire face aux tyrans, aux tocards et aux fascistes, peut-être en faut-il aussi parfois une certaine dose pour simplement tenir debout.

Donc, d’une certaine façon, il n’est pas besoin de traduire son texte : on pourrait s’en tenir à l’image et au son, en se laissant inspirer et consoler par les allitérations réconfortantes de son morceau de bravoure. Mais on pourrait aussi dépasser l’extase religieuse, et se dire que sa performance mérite d’être mise en relation avec d’autres textes et d’autres voix, non pas parce qu’on voudrait étouffer celle d’Amanda Gorman, mais bien plutôt pour rendre hommage à la puissance évocatrice de son souffle. On proposerait alors d’inscrire son texte dans une tradition multiculturelle façonnée par l’éloquence des preachers africains-américains, les voix des grandes chanteuses de la dignité Noire, l’audace époustouflante de Mohammed Ali bombant le torse pour refuser l’intimidation et l’enrôlement dans la guerre du Vietnam, le messianisme des Puritains de la Nouvelle-Angleterre, le transcendantalisme émersonien, lui-même influencé par les poètes romantiques européens, le patriotisme démocratique de Walt Whitman et les inflexions а la fois plaintives et consolatrices de Langston Hughes. La performance de Gorman pourrait ainsi prendre une place de choix dans une dissertation en trois parties sur le rôle des poètes dans la cité, où on rappellerait que Hughes voulait, lui aussi, chanter l’Amérique, qu’il prédisait qu’un jour sa chanson sortirait de l’arrière-cuisine pour être lue à la grande table des anciens maîtres blancs, et que ceux-ci auraient honte alors de l’avoir si mal traité, car ils verraient soudain comme il était beau.

On évoquerait au passage la posture prophétique adoptée par Gorman dans ses derniers vers, une posture qui n’a rien à envier aux sermons exaltés des premiers pèlerins ayant traversé l’océan pour faire de l’Amérique une « cité sur la colline » éclairant les ténèbres censées recouvrir le reste du monde. On relèverait la capacité apparemment inépuisable de la mythologie américaine à se réincarner constamment dans de nouvelles formes et à faire vibrer à l’unisson les cœurs dans la tour de Babel. On se dirait que puisqu’Amanda Gorman s’est explicitement située dans le sillage de John Winthorp, qui fonda la colonie du Massachusetts, on pourrait peut-être de notre côté évoquer la conception civique et romantique de la parole poétique incarnée par Victor Hugo, même s’il soutint la colonisation de l’Afrique. On verrait bien que la présence de Victor Hugo risque de faire de notre commentaire de Gorman un texte illégitime, impur et sacrilège aux yeux de certains. On se dirait qu’on n’est pas John Winthrop justement, et que la pureté n’est pas trop notre truc. Et puis on se rappellerait peut-être aussi, à ce moment-là, que la multinationale de chaussures de sport qui a sponsorisé Amanda Gorman fait actuellement l’objet d’une plainte de la part d’une association ouïghour l’accusant d’être complice du travail forcé de cette communauté, minoritaire en Chine. Et si on renonçait à l’idée selon laquelle il faut être absolument pur pour parvenir à avoir, de temps en temps, une parole juste, se dirait-on alors.

Et puis, oui, avouons-le, comme on n’a plus vingt ans, on serait peut-être tenté de rappeler aux jeunes filles assises au premier rang qui regardent la performance de la jeune Africaine-Américaine avec des étoiles dans les yeux que l’Amérique est aussi un empire, ce qui, bien sûr, ne veut pas dire que la poésie ne peut pas y fleurir. Mais on n’aurait pas envie de jouer les rabat-joie, et on penserait peut-être alors aux enfants qui, à la maison, ont été émerveillés par ce spectacle poétique dont ils ne comprenaient pas un mot. On penserait а l’enthousiasme de deux petites filles (dont on pourrait, finalement, omettre de préciser ici les différentes origines ethniques), à leur façon de sautiller en s’exclamant : « Elle est trop forte, elle est trop belle, elle est trop forte !!!! »

Oui, elle est vraiment trop forte, Amanda Gorman, et il n’est pas impossible que cette force-là soit de même nature que celle de tous les êtres humains qui trouvent parfois le courage de transmettre, dans leurs mots et avec leur voix, ce qui a été dit, chuchoté, crié et écrit avant leur naissance, par des hommes et des femmes qui parlaient une langue ignorée des marchands d’esclaves et des fabricants de hashtags. Libre à vous de faire de cette jeune femme l’égérie d’un monde post-impérialiste et post-patriarcal ayant évacué la fiction d’un sujet universel destiné à masquer la domination des hommes blancs. Simplement, notez quand même au passage qu’Amanda Gorman ne dit jamais « moi je », et qu’elle dit toujours « nous », sans qu’on ne sache jamais trop si la communauté dont elle chante la résilience est la nation américaine ou l’humanité entière. Et peut-être vous arrêterez-vous également sur son emploi répété de la notion d’héritage et son hommage appuyé aux pères fondateurs (forefathers) de l’épopée nationale américaine. Aussi étrange que cela puisse paraître, on peut grandir dans une maison sans père et se retrouver à chanter les louanges de sa patrie dans un style qui évoque davantage la cadence d’un discours consensuel aux Oscars que les lyrics sulfureux de Public Enemy (« Merci aux producteurs de notre formidable odyssée démocratique que furent les premiers révolutionnaires américains, l’aventure continue, nous sommes tous les Auteurs de notre histoire ! Et n’oubliez pas de liker le film sur les réseaux ! »).

Quand j’étais étudiante et que je me sentais à peu près aussi peu légitime que maintenant pour prendre la parole dans la sphère publique et éclairer qui que ce soit (car il est déjà bien compliqué de savoir ce qu’on pense soi-même), j’ai eu la chance de pouvoir traduire des textes écrits par des femmes noires, féministes, parfois lesbiennes. Michelle Wallace. bell hooks. Patricia Hill Collins. Le livre est sorti en 2008, il s’appelait Black feminism, et il avait pour but d’expliquer aux personnes ne parlant pas bien anglais que xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx (après tout, vous n’avez qu’а les lire directement si vous voulez en savoir plus). Traduire ces femmes a changé ma vie. J’ai lu hier dans le journal un philosophe qui comparait les traductrices à des mères-porteuses, mais moi, ce n’est pas comme ça que j’ai vécu cette rencontre. Ces femmes n’avaient pas besoin de moi pour accoucher de leurs histoires, c’est moi qui avais besoin d’elles pour trouver le courage de prendre la parole dans un monde dominé par le cynisme de ceux qui croient que bien manier les mots ne sert qu’а prendre le pouvoir. Elles étaient généreuses, sincères, intègres, intrépides, libres et belles… Je n’étais pas une mère-porteuse, j’étais juste amoureuse.

Muntu wo wabote wena : cette personne est bonne, dit-on en ki-kongo. Les Juifs, eux, parlent de Mensch pour désigner les gens bien, les gens dont le regard et l’écoute nous ont soutenu et nous ont donné envie de participer à une société qui, par définition, ne peut pas ressembler à la joyeuse colocation internationale dans laquelle j’ai eu le privilège (oui) de vivre quand j’étais étudiante et que je traduisais des écrivaines africaines-américaines, féministes et lesbiennes.

Dans le combat entre elle et le monde, Amanda Gorman a choisi le monde, et ce qui compte ici n’est pas l’origine de cette citation, pas plus que la couleur de votre peau ou de la mienne : ce qui compte, c’est que quelle que soit l’identité de la traductrice, seuls les braves comprendront ce qu’elle a voulu dire.

Anne Robatel enseigne la littérature anglaise en classes préparatoires et a publié un essai intitulé Dieu, le point médian et moi (2020) aux éditions Intervalles. Cet article est extrait d’un recueil d’essais à paraître chez le même éditeur, intitulé La littérature n’est pas qu’un sport de combat.