Cette tribune, reproduite ici avec l’amicale autorisation de son auteur,
est parue initialement en anglais dans le New York Times le dimanche 30 juin 2024.
Je participe aux défilés de la Pride [Marche des Fiertés] depuis 1995 mais, cette année, je ne défilerai pas à New York, où je vis. Le Mois de la Fierté a toujours été une célébration politique et progressiste de notre arc-en-ciel de choix. Mais ces derniers temps, je me sens aliéné par des voix bruyantes parmi les activistes de la communauté LGBTQ+ de tous les côtés du conflit Israël-Gaza. Ils sont intolérants à la nuance, à la complexité et aux opinions opposées.
Je suis un leader spirituel queer israélo-américain et un activiste de la justice sociale. Avec mon frère et mes cousins, je représente la 39e génération consécutive de rabbins dans notre famille, selon notre histoire familiale, et je suis aussi le premier rabbin ouvertement queer de notre lignée. Bien avant le 7 octobre 2023, les progressistes juifs comme moi protestaient contre l’occupation israélienne et prônaient une solution juste à deux États. J’ai contribué à l’élaboration de programmes religieux pour la Pride, ancrés dans les valeurs juives, luttant pour la liberté et la libération pour tous.
Il est donc douloureux d’admettre que je ne me sens pas accueilli tel que je suis dans de nombreux lieux publics queers qui, autrefois, me semblaient familiers. De nombreux militants queers qui se mobilisent pour la cause palestinienne sont convaincus que cette guerre constitue un génocide et ne laissent place à aucune autre interprétation. Dans le même temps, de l’autre côté, de nombreux militants queers pro-israéliens confondent l’opposition à cette guerre brutale avec le soutien au fondamentalisme islamique et considèrent toute critique comme une trahison. En exigeant une allégeance totale, les activistes des deux extrémités du spectre excluent ceux d’entre nous qui ne se conforment pas.
On nous demande de choisir un camp et de condamner l’autre, forcément représenté par des fanatiques et des pousse-au-crime. Il existe une perspective bien plus vaste et bien plus complexe d’Israël et de Gaza, qui défie la réalité proposée par les reels Insta et les slogans accrocheurs.
Je vois trop de nos alliés progressistes ne pas condamner l’antisémitisme lorsqu’il surgit parmi nous. En janvier, je me suis joint à une manifestation pro-palestinienne à New York où une grosse dizaine de manifestants, drapés de drapeaux arc-en-ciel ont fait glisser leurs slogans d’une critique d’Israël à “Tuez les Juifs!”. Certains, dans la foule, ont haussé les épaules, d’autres s’y sont opposés, mais cela a pris un moment avant que ces slogans ne changent. Craignant pour mon intégrité physique, je n’ai pas traîné dans le coin pour voir ce qui se passerait ensuite.
J’ai de l’affection et de l’admiration pour la rage passionnée avec laquelle nombre de groupes progressistes exigent la justice et la fin immédiate de la réalité tragique à Gaza et en Israël. Mais cet incident antisémite, comme tant d’autres dans les rues et en ligne, renforce sans le vouloir ceux qui, à droite, sont intolérants envers les membres de la communauté queer. Et dans le même temps, le drapeau arc-en-ciel, symbole de libération et d’inclusivité, a été récupéré par des Israéliens qui font la guerre. Des militants gays israéliens et des médias officiels ont posté des photos de soldats de Tsahal brandissant ce drapeau dans les ruines de Gaza.
Tout cela ressemble fort à une trahison de ce que signifie la Pride. Si la communauté queer ne peut pas se montrer nuancée, qui le peut? J’ai peur de ce que cela signifie pour mes deux patries et pour nous tous.
La Pride n’a jamais été une question d’unité ou de croyance. Dans les défilés, les chars des entreprises avec leurs logos clinquants ne résonnent pas vraiment avec les radicaux les plus anticapitalistes. La Pride a débuté comme une émeute pour devenir une manifestation et une célébration publiques et, pour moi, elle a toujours été un lieu de complexité, de désaccord et d’inclusivité radicale.
Au cours de certains défilés de la Pride, j’ai joué du tambour habillé en drag avec des militants. Dans d’autres, j’ai défilé avec mes enfants et ma famille queer. J’y ai aussi dirigé des rituels et des rassemblements interreligieux, tallit sur les épaules. Pour nombre d’entre nous, le weekend de la Pride est à la fois un jour de fête et un jour sacré.
Pourtant, je me suis déjà senti mal à l’aise dans des défilés de la Pride. Durant le défilé newyorkais en 2015, je marchais sur la 5e avenue avec ma famille quand mon fils de 5 ans a remarqué un petit drapeau israélien au sol, l’a ramassé et a commencé à l’agiter gaiement. C’est alors que certaines des acclamations venues du trottoir se sont transformées en huées, en injures, et ce cri: “Tu n’as rien à faire ici!”. Nous étions sous le choc mais nous avons poursuivi notre défilé.
Ce même été, j’ai défilé pour la Pride à Jérusalem et, si l’accueil général était positif et enthousiaste, certains contre-manifestants ultra-orthodoxes nous criaient des insultes et nous jetaient des couches sales.
La revendication publique de la fierté demeure importante alors que la haine et la discrimination menacent toujours nos droits et nos vies, mais ces défilés ne sont pas la seule façon de défendre et célébrer le progrès. De mes aînés queers, j’ai appris la sagesse de ce qu’on appelle les “cercles du cœur”, où on s’assoit pour s’écouter les uns les autres, patiemment et respectueusement, les yeux dans les yeux, cœur à cœur. Peu importent nos blessures, nous sommes engagés dans une guérison commune.
Et de mes aînés juifs, j’ai hérité de la sagesse du séder de Pessah et de ses conversations et débats intenses autour de la table, pour se recharger et se réengager en faveur de la libération de tous.
Alors cette année, avec respect et gratitude pour ceux qui organisent ces défilés et ceux qui s’y rendent pour lutter pour la liberté, je réunirai un “cercle du cœur” à la place. Nous mangerons ensemble, comme camarades queers, avec des opinions politiques diverses, pour pleurer nos pertes terribles, pour célébrer la Fierté, pour dire nos pensées et nos sentiments malgré les divisions profondes et de principe qui existent, pour entendre et soigner, quelque part au milieu du chaos, avec autant d’amour, d’honnêteté et de fierté que nous le pouvons. Et peut-être l’an prochain défilerons-nous pour la paix et la fierté, ensemble à nouveau.
Traduit de l’anglais par Antoine Strobel-Dahan.