Antisémitisme: On tue des Juifs parce qu’on tue des Juifs

Conversation

© Noa Yekutieli, Like Eyes Getting Used to the Darkness

Antoine Strobel-Dahan J’aimerais poursuivre avec vous une question que je vous avais posée il y a quelques semaines pour une courte vidéo, une question que j’avais introduite par un “pourquoi”, dont vous me disiez à quel point déjà ce « pourquoi » était problématique. Il s’agit de ce que nous avons ressenti comme un réveil antisémite, un déchaînement antisémite dans la foulée immédiate d’un massacre antisémite, réveil qui va très loin depuis quelque temps puisqu’on a vu, à New York par exemple le 25 octobre, une foule poursuivre physiquement des gens, poursuivre des Juifs, pour leur faire quoi ? je l’ignore mais, même si chacun des individus qui composent la foule à cet instant ne désire peut-être pas lyncher des Juifs, on sait le danger d’une foule en rage. Il me semble que ces épisodes sont incompréhensibles et figent les gens qui les observent avec un sentiment de “ce n’est pas juste/possible”, de WTF, de “que nous arrive-t-il ?”.

Stéphane Habib Ce n’était pas si mal d’avoir à y répondre très brièvement sur Instagram parce que, sinon, il faut y répondre très longuement. Cette question oblige d’abord à rappeler que, si on veut être précis avec l’antisémitisme, on doit le définir comme la volonté de mettre à mort des corps juifs. La notion de volonté, ici, restant du côté de l’euphémisme : c’estla mise à mort de corps juifs. Je dis ça parce que vous dites dans un sourire qu’on ne lira pas sur le papier, qu’on peut se demander pourquoi ils poursuivent des Juifs. Évidemment c’est pour les tuer, qu’ils soient finalement tués ou pas. Si on refuse de définir ainsi l’antisémitisme, on ne parle pas singulièrement de l’antisémitisme qui vise, toujours, la mort. L’antisémitisme parle une langue qui ne dit qu’une chose, tout le temps, quelle que soit sa forme : “Mort aux Juifs”. C’est le point le plus minimal depuis lequel on doit commencer à réfléchir si on parle de l’antisémitisme.

ASD Cette singularité est compliquée parce que les racismes, disons racialistes, multiples, qui ne cherchent pas nécessairement initialement à tuer, ne sont pas pour autant dérangés par la mort de ceux qu’ils haïssent.

SH C’est un point très important parce que, s’il y a quelque chose que je souhaite profondément et non sans désespoir aujourd’hui, c’est l’articulation de toutes ces luttes, ce qui veut dire que, soit on arrive à faire travailler ensemble toutes les luttes minoritaires, soit chaque lutte minoritaire se distingue des autres et crée elle-même ce contre quoi elle lutte, ce à quoi on est en train d’arriver en ce moment même. Quand je distingue l’antisémitisme, c’est pour penser en termes de singularité, ce qui passe par refuser la comparaison qui, dans les luttes politiques que nous connaissons, ne permet que de hiérarchiser les morts ou les victimes. La comparaison ne permet pas de penser le vif de chacune des luttes dont nous parlons.

ASD Elle ne le permet pas mais n’y a-t-il pas à un moment une nécessité de reconnaître que le racisme aussi tue ?

SH Le racisme tue toujours. C’est pourquoi il y a une oscillation entre la volonté de tuer et le fait de tuer. Fondamentalement, l’antisémitisme veut la mort des corps juifs, quand fondamentalement le racisme ne veut pas forcément la mort des corps mais il a indéniablement pour effet la mort, il peut la vouloir mais ceci n’est pas la condition nécessaire à le qualifier de racisme. Ce que j’essaye de dégager au sujet de l’antisémitisme, c’est un critère qui le rend d’une part indubitable, en tant que fait, et d’autre part à faire cesser les tergiversations quand une mort juive arrive, pour savoir si oui ou non c’est de l’antisémitisme, tergiversations qui ouvrent la porte à toutes les dénégations, à tous les dénis et donc à la perpétuation des faits antisémites.

ASD Je reviens alors à cette question qui pétrifie : “Pourquoi, plus on tue des Juifs, plus on tue des Juifs ?”

SH C’est une question difficile et qui, depuis que vous me l’avez posée, m’obsède et m’a remis au travail, à l’écriture, en raison de ce “pourquoi”. Prenons d’abord le “pourquoi”, avant même de réfléchir à “plus on tue des Juifs, plus on tue des Juifs”. Un des grands problèmes est la volonté très humaine de causalité : on veut absolument pouvoir comprendre et dire “Pourquoi ? Parce que”. Ce sont les Juifs eux-mêmes, victimes de cet antisémitisme en ce moment, qui demandent pourquoi. Pourquoi nous ? Pourquoi tuer des Juifs ? 1 Il m’est venu à l’idée immédiatement que la question du pourquoi est traitée dans Si c’est un homme de Primo Levi. Il y raconte un épisode 2 où, enfermé à Auschwitz et assoiffé, il tente de se désaltérer avec un glaçon qui s’est formé à la fenêtre quand un garde le lui arrache. À sa question “Pourquoi ?”, le garde lui répond “Ici il n’y a pas de pourquoi”. Il faut, et à la fois il ne faut pas, étendre ce “Ici il n’y a pas de pourquoi” à l’antisémitisme en général. Parce que si on répond à la question “pourquoi” de l’antisémitisme, on laisse entendre – à ceux qui veulent l’entendre ainsi – qu’alors il y a une raison à l’antisémitisme. S’il y a une raison, il y a une justification possible. D’autre part, on ne parvient pas à se passer de cette question “pourquoi”, on en a besoin pour se rassurer, ou pour se consoler. Il faut et il ne faut pas, dis-je, parce que si on dit que l’antisémitisme interdit le pourquoi, on donne aussi raison à la phrase du garde nazi, “Ici il n’y a pas de pourquoi”. Mais en fait le nazi est trop court – et tant mieux : ce n’est pas qu’il n’y a pas de pourquoi, en vérité c’est qu’il n’y a pas de parce que, et c’est très différent. Il n’y a pas de parce que qui réponde à ce pourquoi, qui vienne combler le trou de cette question. Il n’y a pas de parce que parce qu’il y a trop de parce que. On peut évidemment donner une réponse à “Pourquoi tuer des Juifs ?” qui soit théologique, historique, philosophique, métaphysique, psychanalytique mais, finalement, on continuera à demander pourquoi on tue des Juifs. Le nazi interdit le pourquoi, soit. Or je dis l’impossible du parce que et je le dis aussi pour une raison très politique : si je réponds par parce que, je donne encore la possibilité d’une justification. Mais en réalité, on tue des Juifs parce qu’on tue des Juifs.

ASD Autrement dit, les Juifs qui vivent l’antisémitisme en ce moment ou à d’autres moments, et pour qui c’est insupportable et incompréhensible, ont le droit de demander pourquoi. Et en ça c’est différent du cas de Primo Levi qui n’a pas le droit de demander pourquoi.

SH Oui. Et c’est pourquoi je ne dis pas que la logique de l’antisémitisme est seulement la logique du camp nazi – ce serait là aussi perdre la singularité de la Shoah. Et on ne peut pas ne pas se demander « Mais pourquoi ? », c’est toujours la première question qui vient. C’est le passage de l’interdit à l’impossible. Dans le camp nazi, il y a un interdit du pourquoi. Dans l’antisémitisme dont nous parlons, hors du camp, il y a un impossible du parce que. Dire l’impossible n’est pas un argument paresseux pour cesser de penser l’antisémitisme, c’est au contraire un pousse-à-la-pensée et au combat : à partir du moment où le parce que est impossible, on ne peut être qu’obsédé par les parce que, et donc continuer à penser, à écrire, à interroger, à militer et à lutter politiquement.

ASD Pour autant, le psychanalyste que vous êtes et le journaliste que je suis observons, voyons, entendons des choses. Et ce que j’observe, c’est qu’un massacre terrifiant de Juifs a réveillé ou a brisé l’impossibilité de l’expression de l’antisémitisme. J’y reviens donc encore : “Pourquoi plus on tue des Juifs, plus on tue des Juifs ?”.

SH Il faut évidemment attaquer cette question par plusieurs côtés. Lorsque vous m’avez posé la question la première fois, m’est venue par association immédiate la phrase tirée du film Welcome in Vienna : Santa Fe d’Alex Corti que cite Marceline Loridan-Ivens dans Et tu n’es pas revenu : « Ils ne nous pardonneront jamais ce qu’ils nous ont fait ». Je crois que cette phrase ouvre la possibilité de comprendre quelque chose au fait qu’un massacre appelle, non pas à ce qu’on protège les victimes, mais d’autres massacres. J’ai pensé à cette phrase parce que c’était l’insupportable de ce qui est commis au titre du massacre des corps juifs qui poussait à vouloir la mort de tous les corps juifs en tant qu’indices de l’horreur qui a été commise. Il y a un acharnement que j’avais associé à la phrase de Freud selon laquelle, dans le meurtre, “le difficile n’est pas d’exécuter l’acte mais d’en éliminer les traces” 3. Chaque corps juif est peut-être la trace du meurtre des corps juifs. S’en prendre aux Juifs après un massacre de Juifs, c’est vouloir effacer les traces du meurtre tout en – et c’est là que ça devient extrêmement retors – revendiquant le meurtre des corps juifs, en en faisant des images et en faisant circuler ces images afin qu’elles soient le plus vues possible.

ASD En les faisant circuler le plus possible pour permettre ce réveil de l’antisémitisme ?

SH Je crois intimement qu’il y a un phénomène de libération des pulsions devant le spectacle qui rend la mort possible. Dans les trois monothéismes, le meurtre est interdit, “Tu ne tueras point”. La transgression de cet interdit permet de constater qu’il est possible de transgresser un interdit et donc libère cette possibilité. Les images du massacre du 7 octobre auront permis à d’autres de faire ce qui était rendu possible. Et on voit avec ces images filmées et leur mise en circulation, que le meurtre des corps juifs ne se suffit pas à lui-même, et que, dans l’acharnement de l’antisémitisme, il faut encore tuer les corps morts, continuer à tuer les morts.

ASD Faut-il juste continuer à tuer les morts ou faut-il aussi faire en sorte que les vivants ne puissent plus vivre non plus ? Le 7 octobre, les meurtriers se sont non seulement filmés eux-mêmes avec des caméras embarquées, mais ils ont aussi filmé, avec les téléphones de leurs victimes, comment ils profanaient leurs cadavres, avant d’envoyer ça à tous les réseaux sociaux de leurs victimes, afin que leurs proches, ceux qui les aimaient, assistent à ça sans pouvoir y échapper.

SH Bien sûr, c’est le but du terrorisme que de terroriser. Et terroriser sert à empêcher de vivre, voire à pousser à la folie ou au suicide. Il y a bien des manières d’empêcher un corps parlant de vivre ; le rendre malade en est une, lui faire peur en est une autre. Vous venez de parler de la profanation des corps qui viennent d’être assassinés, qui renvoie à la profanation des corps morts enterrés, comme dans le cimetière de Moulin-sous-Touvent dans l’Oise mi-novembre.

ASD Il s’agit de profanations de sépultures de soldats juifs allemands de la Première guerre mondiale, ce n’est pas anodin du tout.

SH Il est même très important de le rappeler parce qu’il faudrait ici commencer à parler des alliances aberrantes auxquelles donne lieu l’antisémitisme. La profanation des tombes juives est la déclaration du prolongement de la mort des morts. Ce n’est pas simplement qu’on vient souiller du sacré, c’est qu’on voudrait pouvoir faire mourir la mort des morts eux-mêmes. Cela me rappelle la phrase de Maurice Blanchot dans son texte Être juif : “Exclure les Juifs, non, vraiment, cela ne suffit pas ; les exterminer, cela n’est pas assez : il faudrait aussi les retrancher de l’histoire, les retirer des livres par où ils nous parlent, effacer enfin cette présence qu’est, avant et après tout livre, la parole inscrite et par laquelle l’homme, du plus loin, là où manque tout horizon, s’est déjà tourné vers l’homme : en un mot supprimer ‘autrui'”. Là où Blanchot va très loin dans sa manière de déplier les mécanismes de l’antisémitisme, c’est qu’il dit qu’il faut même retrancher les Juifs de leur histoire intime, profaner leurs corps morts, et leur retirer aussi leur mort. Il faut, pour l’antisémitisme, la mort de la mort des corps juifs.

ASD On observe avec les profanations une forme de frustration face à ce salaud de Juif mort qui ne me laisse même plus le tuer et une inopérance des tabous : normalement, déterrer un corps devrait faire peur mais là, on n’a même pas peur du fantôme du Juif.

SH C’est très fort parce que, si je suis votre hypothèse, on vise, dans la mise à mort des corps juifs et des corps morts juifs, l’impossibilité que le fantôme revienne. L’impossibilité de la revenance du revenant. L’impossibilité que le “revenant” (le fantôme) fasse retour pour hanter. Pas de retour du Juif, même mort, même imaginaire. Le fantôme et le fantasme, c’est étymologiquement le même mot, cela relève en tant que “scénario” de l’imaginaire. Donc ici on vient annihiler la possibilité même de l’imaginaire du Juif. C’est l’exclusion, le retranchement du possible corps juif, vivant ou mort. Depuis n’importe quelle représentation et sous n’importe quelle forme.

ASD Dans cette frustration ou cet acharnement, on se dit que, même une fois tous les Juifs morts, l’antisémitisme ne prendrait pas fin, qu’il faudrait encore tuer à l’infini, comme s’il n’y avait pas d’issue possible – tout ça ne rend guère optimiste.

SH Ça devrait nous rendre optimistes. Il faut entendre tout ce que nous disons comme des possibilités qu’on se donne. À quoi cela sert-il de penser tout ça, de démonter les mécanismes de l’antisémitisme ? Ce sont des outils pour une lutte. L’outil pour la lutte est déjà la lutte. Plus on pense la question, et aussi loin qu’on essaye de la penser, plus on lutte, parce qu’on parle. Ce que dit Blanchot dans son texte, c’est qu’en attaquant les corps juifs, on vient attaquer la possibilité de la parole, ce n’est pas rien. Plus on parle, plus on lutte. Faire entendre ce que c’est que l’antisémitisme, rendre manifeste qu’il y a de l’antisémitisme, c’est déjà lutter contre l’antisémitisme parce que la première chose que fait l’antisémitisme, c’est de se nier comme antisémitisme. Ce que vous venez de dire sur l’increvabilité de l’antisémitisme donne raison, encore une fois, à Sartre quand il dit que « si le Juif n’existait pas, l’antisémite l’inventerait ». L’antisémite a une capacité d’invention des corps juifs infinie ; il lui en faut et s’il lui en faut, il en produit par la mise à mort des corps fantasmés, délirés, affirmés juifs.

1 Ce sont les derniers mots du livre Il y a l’antisémitisme de Stéphane Habib (LLL, 2020), empruntés à Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien (Verdier, 2015) Retour au texte
2 « Et justement, poussé par la soif, j’avise un beau glaçon sur l’appui extérieur d’une fenêtre. J’ouvre, et je n’ai pas plus tôt détaché le glaçon, qu’un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l’arrache brutalement. « Warum ? » dis-je dans un allemand hésitant. « Hier ist kein warum » (ici il n’y a pas de pourquoi), me répond-il en me repoussant rudement à l’intérieur. » Primo Levi, Si c’est un homme (Julliard, 1987) Retour au texte
3 in Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste (Gallimard 1986) Retour au texte