“Après Dieu” de Richard Malka: Vivre libre ou mourir*

Dans le cadre de la collection “Ma nuit au musée” des éditions Stock, l’avocat et auteur Richard Malka tente un dialogue avec Voltaire alors qu’il passe la nuit au Panthéon, ce “bâtiment conçu pour être une église qui existe grâce à un Juif et qui a fini temple républicain”. Dix ans après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher et plusieurs siècles après sa mort, le philosophe des Lumières peut-il encore nous faire rêver de liberté?

Richard Malka, Après Dieu, 2025, Stock, collection « Ma nuit au musée », 19,50€

Richard Malka tutoie Voltaire. Reformulons, Richard Malka s’adresse à la tombe “boisée” du philosophe des Lumières alors qu’il passe – le corps glacé – la nuit au Panthéon. Il ne paraît pas désarçonné par un tel cadre: depuis le 7 janvier 2015, il “passe [s]a vie avec des morts”. 

Emploie-t-il le tutoiement pour désacraliser François-Marie Arouet (le nom de naissance de Voltaire)? Pour ne pas tomber dans l’idolâtrie? Pour ça, il préfèrera la critique au tutoiement parce que Voltaire est critiquable sur ses propos antisémites (et ses excuses à l’égard des Juifs), son homophobie à “une époque plutôt tolérante en la matière”, son rapport à l’esclavagisme, il aurait privilégié les profits aux principes.  

Les deux hommes accordent une place toute particulière à la critique de la religion, à la critique des croyances. Un point commun. À son époque, Voltaire prend un malin plaisir à fustiger le christiannisme, religion majoritaire, religion totalitaire. “Ton crime est d’avoir désenchaîné les hommes de la religion, et il est imprescriptible”. Pour poursuivre son raisonnement, l’écrivain sollicite la plume du philosophe: “Ceux qui peuvent vous faire croire des absurdités peuvent vous faire commettre des atrocités”. Voltaire s’est aussi employé à accabler le judaïsme, “une religion sans Dieu”, “alors que toi tu militais pour un Dieu sans religion”. 

Si nous n’avions pas compris avant: Richard Malka, cigarette électronique au bec (chose interdite dans ce lieu), se prive de sommeil pour interroger Voltaire, blasphémateur en puissance. Parce qu’il y a quelque chose qui ne passe pas, qui ne se capte pas, qui continue à la tarauder. Pourquoi, après la Révolution française, la loi de 1905, les Badinter, la religion est-elle aussi présente? On tient la réponse un peu plus loin dans le texte: “La religion opprime, on la combat, elle recule, elle laisse un vide, c’est la panique, elle revient, on n’en sort pas”. Pourquoi on n’en sort pas? Pourquoi l’universalisme républicain ne convainc-t-il pas dix ans après l’attentat contre Charlie Hebdo alors que, dans les années soixante-dix, “la liberté a triomphé de la religion”? L’avocat convoque Freud, en espérant lui donner tort: “La religion est la névrose obsessionnelle de l’humanité”. Badinter, futur panthéonisé, prend lui aussi part à la discussion: le besoin de croire “à un plus grand que soi”, permettrait de surmonter les difficultés de la vie, donnerait de l’espoir. Schopenhauer aurait sûrement approuvé ces paroles, lui qui estimait que la religion servait à trouver “un sens à l’existence” pour 90% de l’humanité, les 90% qui triment, “la philosophie ne pouvant bénéficier qu’à une minorité d’initiés”. Comment créer plus d’initiés? “Pour parvenir à la foi laïque, il faut avoir accès à une certaine justice sociale, on ne se préoccupe de liberté qu’après avoir dîné”. Nous n’y sommes pas. 

Richard Malka réoriente la réflexion: il est davantage question de réinventer le religieux, pas de l’éroder. “Croire en l’existence d’une force supérieure, c’est une chose, vouer sa vie à un Dieu maniaque et tatillon qui n’aurait rien d’autre à faire que nous emmerder sur nos vêtements, nos repas et la manière dont on le dessine, c’en est un autre”. L’avocat plaide – sans surprise – pour la stricte application du principe de laïcité. Pas de religion dans l’espace public. Pas question d’y déroger. Pas de “la laïcité révolutionnaire serait un instrument de domination des défavorisés. Par racisme, on ne les laisserait pas exercer leur culte paisiblement.” Plus que jamais, fidèle à l’esprit Charlie, l’homme de droit réaffirme ses fondamentaux: la loi de 1881 “définissant les contours de la liberté d’expression, ma bible”, son programme: éclairer les citoyens et ensuite s’attaquer à la critique des religions. “Tout n’est pas perdu quand on met le peuple en état de s’apercevoir qu’il a un esprit”, affirmait Voltaire. 

S’il s’élève contre ce “monde du respect de la religion”, ce n’est pas par coquetterie. C’est par urgence-liberté. Urgence: on ne tue pas pour un blasphème. On ne tue pas douze blasphémateurs. D’ailleurs, on ne tue pas. “Si on devait définir le périmètre de nos droits en fonction de la sensibilité des croyants les plus susceptibles, autant aller vivre en Afghanistan”. C’est vrai qu’il parle beaucoup de l’islam mais il s’en explique: “Il se trouve qu’en Europe, c’est la religion qui s’oppose au blasphème”. Plus tard, il ajoute que la France, pays de la Déclaration des Droits de l’Homme est aussi “le pays le plus touché par le terrorisme islamiste”. Et, contrairement à de nombreux intellectuels qui nient le continuum entre “une religion et sa version fanatique”, Richard Malka le revendique comme il revendique l’Inquisition comme héritière du christiannisme. 

Même si vous avez lu ce papier en diagonale, vous avez lu que Richard Malka était avocat. En conséquence, dans son plaidoyer, il laisse une place au contradictoire incarné par Giovanni Battista Caprara, un archevêque italien enterré au Panthéon qui affirme, véhément: “le fanatisme et la barbarie n’ont nul besoin de religion pour s’exprimer”. Après l’intervention de Gambetta, Zola et d’autres, Victor Hugo conclut: “Si croire est difficile, ne pas croire est impossible”. L’auteur propose alors la possibilité de remplacer Dieu par une voie républicaine fondée sur “la critique de tout ce à quoi tu crois”

Si l’on mettait Richard Malka sur le divan, comment analyserait-on son combat pour le “droit d’emmerder Dieu”? D’où vient-il? Il l’écrit, il a grandi dans une famille juive qui ne parlait pas de Dieu. Dans le judaïsme, pas besoin de croire. Pas besoin de ne pas y croire non plus. On recopie religieusement son regard d’enfant sur la “pratique” de ses parents, celle dont il a hérité: “Ce que je concevais du judaïsme à travers mes parents, c’est qu’il fallait vénérer Einstein, Freud, Blum et tous les Juifs du monde qui se distinguaient, surtout lorsqu’ils étaient partis de rien”. Mais pourquoi consacrer sa vie à la lutte contre l’obscurantisme, pourquoi risquer sa vie à combattre les fanatismes? L’auteur a réussi à s’élever grâce à l’école laïque, grâce à l’exercice de la méritocratie. “J’ai une dette à l’égard de la République”. La République serait-elle une deuxième mère? Une mère qui culpabilise si l’on ne pense pas assez à elle? 

* Le titre de cet article, “Vivre libre ou mourir”, est l’une des devises de la Révolution française, elle est inscrite – comme le rapporte Richard Malka dans les dernières pages de son livre – sur la statue qui se situe dans la nef du Panthéon.