8 avril
Une évidence
Au départ il y eut le Séder de Pessah. En bonne et due forme, nous nous préparions à célébrer tout en symbole le retour à la liberté. L’affaire avait été tranchée de prier sur Zoom en famille, cela tiendrait le temps que ça tiendrait. Des mauvaises connexions, de l’impatience et du manque d’ingrédients, nous ferions notre affaire. Dans le fragile équilibre de ce soir, si différent des autres soirs – et pouvait-il en être autrement? Où serions-nous l’année prochaine, le mois prochain, le jour d’après?
Dans le fragile équilibre de cette soirée… une image surgit, silencieuse. Je ne la lâchai pas. J’ai photographié mon écran.
Cela ressemblait à une image d’archive en construction. De celles que les tout jeunes enfants montreraient à leurs petits-enfants au cours des décennies à venir. Chemises blanches, kippa noire, boucles longues et plateaux, qui, de génération en génération, passaient sur les têtes mal cadrées pour imposer à Zoom notre tradition.
Quelle trace resterait-il de nos vies assignées à résidence, de nos voix fatiguées, du lien réinventé? Il nous faudrait des témoignages d’enfants et d’adolescents. Il nous faudrait des témoignages d’enfants et d’adolescents que l’on pensait dangereux du seul fait de leur âge.
Plus d’école. Et la Terre s’était presque arrêtée de tourner.
Ce fut alors une évidence. Je la posai sur le papier. J’avais besoin d’entendre leurs vérités, leur avenir, leurs héros, leur humeur, leur présent, la photographie qu’ils en feraient. L’a posteriori ne pourrait recréer les conditions d’une parole confinée. Je ne savais pas où j’allais, convaincue que les moyens du bord et la contrainte d’être filmé par écrans interposés, laisseraient la trace, authentique et fidèle, de ce qui nous arrivait.
Je ne savais pas où j’allais, convaincue que les interviews devaient se dérouler loin de l’oreille des parents. Créer de la liberté au creux de l’exiguïté.
Note pour plus tard: au cœur du dispositif, il me faudrait pourtant intégrer l’intrusion invisible et hors champ des adultes familiers: « Je suis venue vérifier que l’enregistrement est enclenché. Est-elle bien cadrée? » Ou celle intarissable du « membre de l’unité de protection universelle contre les mesures d’invasion ». De Buzz L’Éclair, je garderai la voix intergalactique.
25 avril
Ailleurs
J’adressai aux enfants un message audio leur expliquant mon projet. Compte à rebours. Je ne suis professionnelle ni de l’enfance, ni de l’image; l’art d’interviewer n’est pas mon métier. Les amitiés s’allièrent pour bricoler avec le temps1. Nous avions pour matériel une note d’intuition plutôt que d’intention et un questionnaire dont je voulais qu’on se libère. Le reste nous échapperait. La machine était lancée.
« Confinement, jour 1975. J’ai clairement perdu le fil », lit Raphaëlle dans le journal qu’elle a tenu. À 17 ans, Violette a « noté qu’il y a tout le temps des chiffres dans [s]es rêves. J’en ai fait un poème du printemps, en écrivant le nombre de fois où… J’ai l’impression que le décompte médiatique des morts et contaminations a marqué mon esprit. »
Les mots sont laconiques, monotones pour dire le manque et la distance. Timide, Max a « appris à [s]’ennuyer ».
Comment faire advenir une parole et la préserver de toute intentionnalité? Comment ne pas chercher ce que l’on voudrait trouver? Tous ne deviendront pas médecins ou infirmiers. À défaut de passer un bac auquel elle tenait, Elsa instaurera chaque année « une semaine de confinement ». Pour la planète.
Leur parole est générationnelle, autrement. Métaphysique, souvent. Ayel a peint le tableau « d’une personne en cravate aux cheveux ébouriffés. À l’intérieur, sa tête était de toutes les couleurs. Peu importent les couleurs, ses cheveux restent toujours ébouriffés ». Son regard veut s’assurer que j’en ai compris l’intention. Un métier? « Espion, militant. Greta Thunberg, elle aide beaucoup les gens ». Sans le pouvoir ou la notoriété, beaucoup se sentent impuissants.
Mais ils soufflent, enfin. Ethel retient de l’enterrement de sa grand-mère tant aimée, l’apaisement de ne pas avoir été « exposée au monde extérieur ».2
Dans leur chambre, tous n’ont pas le luxe de l’espace. Dans la tête d’Elvis il reste de la place. Pour inventer « des histoires, sans fin, parce que je veux toujours savoir la suite. La fin ce sera quand je n’aurai plus envie de jouer aux Playmobil. »
Au fil de l’eau, nous nous sommes effacés. Oubliés les mots qui enferment, qui ennuient et assignent.
La poésie du quotidien refait surface. On s’égare. Ils se lancent. « L’afro, ça me donne confiance, on se comprend, il me dit: Ashley danse, faut pas avoir honte. » Elle a 15 ans et elle danse.
C’est ailleurs que ça se passe. Amandine croit « que Dieu existe, pas en haut où il y a les nuages et la pollution, mais quelque part ». Pas Ella : « il y a toujours quelque chose qu’on ne sait pas. Ce n’est pas possible quelque chose de parfait ».
12 mai
Réapprendre
Officiellement, nous ne sommes plus confinés. Adulte, j’ai l’impression de réapprendre à marcher. J’aime cet entre- deux qui ne m’interdit rien et ne peut m’obliger à accélérer. Rééducation. Comme tous les soirs, je dérushe. Le plus compliqué avec les adultes, c’est « de leur apprendre à désapprendre », dit Meier.
1. Julie Aziza, Gad Elbaz, Anna Oualid, mon frère Nathan Rosilio, Antoine Strobel-Dahan, Valérie Tubiana et Johan Zittoun furent les artisans infaillibles de cette mise en mouvement. Ma reconnaissance envers eux est infinie. Nous avons mobilisé psychologues, journalistes, enseignants, réalisatrice, pour interviewer une trentaine d’enfants et adolescents. Près de la moitié d’entre eux vit, au moins le temps du confinement, dans un foyer de la Maison de l’OPEJ. Les interviewers Jonathan Azeroual, Lea Bitelmal, Chochana Boukhobza, Maayane Dalsace, Noémi Lecoq et Ronit Strobel-Dahan, savent (peut-être) ce que contient mon MERCI, impatient de les rencontrer.
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2. Au mois d’avril, Ethel a perdu sa grand-mère qu’elle savait malade depuis longtemps.
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