Cet entretien est extrait du livre de Tenoua, Oct. 7, À l’ombre de l’art
Avec votre épouse Mareva, vous avez, depuis le 7 octobre, entrepris de bâtir une vaste collection d’art israélien, comment cela est-il né ?
Dans ma vie personnelle, je suis un grand amoureux de l’art et un collectionneur et j’ai été interpellé par une tribune parue dans Art Forum [le 19 octobre 2023, NDLR, lire sur notre site l’appel des artistes israéliens en réponse à cette tribune « Les deux devraient aller de pair »] dans laquelle des milliers d’artistes du monde signaient une lettre contre l’art israélien, au tout début de la guerre, ce qui m’a extrêmement choqué, d’abord parce que je collectionnais les œuvres de certains signataires de cette liste, et aussi parce que j’ai commencé à percevoir un vrai boycott des artistes israéliens dans le monde, soit pour des raisons purement politiques, soit pour des raisons de sécurité. Du jour au lendemain, toute la scène artistique israélienne s’est arrêtée au moment même où, quelques jours seulement après l’émotion et la solidarité du monde le 7 octobre, s’installait un déni total. À mes yeux, nul n’était mieux placé qu’un artiste pour exprimer sa vision du 7 octobre et le trauma que la population israélienne et les Juifs du monde avaient subi.
J’ai commencé à me renseigner parce que, honnêtement, à part les plus grands noms, je connaissais assez mal l’art israélien. J’ai demandé à la curatrice Marie Shek et à Marine de me présenter les artistes israéliens et de constituer une collection de leurs œuvres créées après le 7 octobre et en relation avec le 7 octobre. C’est la première collection où ma femme Mareva et moi n’avons pas choisi les œuvres : ce sont les artistes qui les ont choisies. Acheter ces œuvres était aussi un moyen de soutenir ces artistes. D’une œuvre à une autre, une rumeur a commencé à parcourir Israël, qui disait qu’un fou, en pleine guerre, achetait des œuvres d’art d’artistes israéliens. Et c’est comme ça que, parmi les plus de cent pièces de cette collection, on trouve non seulement les grands noms de la scène artistique locale, mais aussi des street-artistes, des sculpteurs, des illustrateurs, des grapheurs, etc.
Comment est venu le titre de cette exposition, « I don’t want to forget » [Je ne veux pas oublier] ?
En fait, il y aura non pas une mais deux expos à partir de cette collection. La première sera au Musée d’Art de Tel Aviv à partir du 15 septembre et regroupera 25 œuvres d’art, plutôt les “grands noms”; la deuxième probablement vers la fin de l’année, à Yaffo, sera plus vaste et s’accompagnera de performances de DJs, de concerts, bref, ce sera un événement en construction, en mouvement.
Quant au titre, nous sommes tombés sur une œuvre assez extraordinaire, une œuvre de Nir Hod, sur laquelle on voit un carnet dans lequel sont écrits ces mots, qui nous ont semblé, avec Tania Coen-Uzzielli, la directrice du Musée et l’art-advisor Laurence Dreyfus, être exactement le message de cette exposition.
Il est important de ne pas oublier le 7 octobre, qui est à la fois une tragédie dont Israël mettra longtemps à se remettre, et aussi un moment marquant pour les artistes. D’immenses artistes comme Michal Rovner ou Gideon Rubin ont commencé à peindre des fleurs, des coquelicots (le symbole du festival Nova), ce qui n’est pas leur travail habituel. Les artistes eux-mêmes le disent : ce projet d’exposition leur a fait du bien parce qu’il les a obligés à se remettre au travail quand ils étaient parfois tétanisés, et parce que cela mettait en valeur leur travail. Et tout dans cette expo veut parler de ce que le 7 octobre a été : même le cocktail du vernissage sera fourni par des fruits et légumes venus des kibboutzim attaqués, le vin d’un vignoble brûlé au cours de l’attaque – l’idée est d’en faire un événement à la fois sobre, digne et militant.
Et la deuxième exposition, de quoi s’agit-il ?
Cette idée est née du fait que nous avons plus de cent œuvres dans la collection, et ce n’est pas fini. Il est difficile d’exposer cent pièces dans une salle de musée et toutes les œuvres ne sont pas muséales, parce qu’on trouve parmi elles des artistes très peu connus mais qui nous ont bouleversés. Donc cette deuxième exposition, probablement en fin d’année à Yaffo, concernera plutôt la jeune génération et reflétera cette énergie des jeunes artistes, avec la présence de DJs, etc. D’ailleurs, les « grands noms » de l’art israélien qui seront au TAM, lorsqu’ils ont entendu parler de cette deuxième expo, ont demandé à en faire aussi partie.
Comment s’est passé ou se passe cette construction pour vous ?
Pendant que nous montions l’exposition, je travaillais sur la production d’un film documentaire sur le massacre du Festival Nova et cette période a été à la fois très douloureuse et créative, un peu à l’image de la société israélienne, à la fois si douloureusement meurtrie et si résiliente.
Nous avons évoqué ici deux engagements : celui pour la mémoire et celui pour soutenir les artistes. Mais il y en a un autre : celui qui consiste à faire connaître ces œuvres au public. Pourquoi ?
Notre objectif est que cette exposition voyage. Le projet est de la montrer à New York, Londres, Berlin et Paris – pour l’instant c’est extrêmement compliqué parce que personne ne veut recevoir cette expo, alors même que tous rêveraient de l’avoir, mais le sujet est un peu radioactif en ce moment. Un musée qui exposerait aujourd’hui ces artistes israéliens serait attaqué, boycotté, etc. Donc soit nous travaillerons à plus petite échelle avec des galeries privées, soit nous attendrons que cette guerre finisse, parce qu’il faudra que cette guerre s’arrête un jour.
Cela dit, mon objectif est de montrer le 7 octobre au public à travers le regard des artistes. Le premier nom auquel j’avais pensé pour l’expo était « Our Art is not Broken » [Notre Art – en jouant sur Art et Heart/cœur – n’est pas brisé], mais le message était là : Vous ne nous aurez pas ! Malgré les appels au boycott. C’est d’autant plus ironique – et cela montre à quel point la bêtise humaine peut être un puits sans fond – que 99 % des artistes israéliens sont vent debout contre la politique de Netanyahou, donc on les boycotte à tort. Ce qui me fascine avec cette collection, que nous n’avons pas close, c’est qu’elle est en mouvement, vivante, elle change tout le temps, d’autant que je ne peux plus refuser d’acheter une œuvre désormais. Mais en même temps ça fait partie de ce projet purement philanthropique : à la fin, ces œuvres seront soit offertes à un musée, soit vendues au profit d’un kibboutz, soit – nous nous posons la question – elles seront les briques d’un mémorial. Ce côté éphémère me touche et me plaît.
Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan
Artistes exposés dans I don’t want to forget
Shai Azoulay, Yael Bartana, Matan Ben Cnaan, Osnat Ben Dov, Yifat Bezalel, Miriam Cabessa, Tsibi Geva, Michal Helfman, Assaf Hinden, Nir Hod, Israel Kabala, Merav Kamel & Halil Balabin, Gabriel Klasmer, Sigalit Landau, Adi Nes, Michal Rovner, Gideon Rubin, Hanna Sahar, Yehudit Sasportas, Malachi Sgan-Cohen, Roni Taharlev, Lihi Turjeman, Tigist Yoseph Ron, Guy Zagursky
Jusqu’au 14 décembre 2024 au Musée d’art de Tel Aviv
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