Prenons Vladimir et Estragon, par exemple, qui attendent un certain Godot dans l’espoir qu’il les sauve d’un ennemi imaginaire. Comme Godot tarde à venir, les deux vagabonds entretiennent un dialogue absurde où l’incontinence de parole comble une attente tout aussi insensée. Autre exemple, plus grave cette fois. Dans Le Pavillon des Cancéreux, Soljenitsyne décrit le quotidien de malades incurables dont l’isolement progressif se double d’une acceptation croissante de la mort. Leur colère s’apaise au fil du roman; leur attente devient résignation et silence. Songeons enfin à L’Homme qui dort de Georges Perec, dont l’attente confine à l’inaction totale: « Tu es assis et tu ne veux qu’attendre, attendre seulement jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à attendre: que vienne la nuit, que sonnent les heures, que les jours s’en aillent, que les souvenirs s’estompent ».
Que l’on soit loquace, résigné face à la mort ou franchement neurasthénique, chacun doit redoubler d’efforts pour tromper l’attente avant d’en être libéré – ou pas.
Car l’on ne s’y soustrait pas toujours. L’attente n’a parfois d’autre objet et de finalité qu’elle-même. Il est des attentes qui se poursuivent indéfiniment et dont la rupture constitue un contresens absolu. Attardons-nous sur l’un des plus beaux personnages de la littérature française, auquel l’attente d’une voile ennemie inspire ces quelques phrases :
« J’attendais sans me le dire, un signal qui puiserait dans cette attente démesurée la confirmation d’un prodige. Je rêvais d’une voile naissant du vide de la mer. Je cherchais un nom à cette voile désirée. Peut-être l’avais-je déjà trouvé » Le Rivage des Syrtes, Julien Gracq.
Le Rivage des Syrtes est un roman formidable, où il ne se passe rien. L’auteur nous raconte l’attente fébrile du jeune Aldo, issu de la Seigneurie d’Orsenna, que sa famille envoie en qualité « d’observateur » dans la province côtière des Syrtes. « Observer » en langage gracquien consiste à regarder la mer et attendre la venue d’un ennemi fantasmé. Orsenna et le Farghestan sont en guerre depuis trois siècles, mais rien ne semble devoir raviver le conflit endormi qui les oppose. Aldo, que l’ennui met à l’affût, n’aspire qu’à la reprise des hostilités; son attente devient obsessionnelle et fait advenir contre toute attente – sauf la sienne – l’événement désiré: la voile ennemie apparaît au loin.
L’attente fébrile du jeune Aldo n’est pas celle de la sentinelle ou du garde-frontière. Elle présente une dimension quasi-religieuse qui rappelle la foi, une foi de croyant. Rêve éveillé, son attente lui a permis d’entrevoir ce que seule la puissance imaginative du rêve permet d’entrevoir (la voile ennemie); mais ce rêve a emprunté à la veille ses capacités d’action et sa réalité (Aldo précipitera une guerre que des années de paix tacite avaient fini par rendre improbable). L’attente performative d’Aldo a fait advenir l’événement espéré. Le jeune homme dit « appartenir à la race des veilleurs, chez qui l’attente, interminablement déçue, alimente à ses sources puissantes la certitude de l’événement ». Aldo attend-il l’ennemi imaginaire comme d’autres espèrent la venue du messie ?
Ces deux attentes sont proches car elles devraient n’avoir d’autres fins qu’elles-mêmes. Mais si Aldo espère changer le cours de l’histoire (celle de son pays fictif), l’attente messianique juive est « une exigence d’absolu qu’aucune réalité historique ne pourra satisfaire ». Par essence, le messianisme juif est infini, et par là même, indéfini. Il est « aspiration à l’impossible », un espoir qui se suffit à lui-même et dont la justification ne tient pas à sa finalité (l’avènement du messie) mais à la force qu’il donne à ceux qui espèrent. Rompre l’attente signifie rompre l’espoir. Comment accepter l’attente messianique sans croire à son objet, le messie? En adhérant aux règles qui structurent cette attente, prescriptions de la Torah pour certains, valeurs universelles qui en découlent pour d’autres.
Qu’attend-on, au juste? Le messie est une idée dont il est, par définition, difficile de se faire une représentation précise. Aldo guette un ennemi aux traits indistincts dont ne subsiste que le nom, le Farghestan. Son attente, orientée vers un objet mal défini, se rapproche de l’espoir messianique qui « ne recèle aucune représentation de l’attente ou du désiré », comme l’écrit Emmanuel Lévinas dans Le Temps et l’Autre. Le croyant doit résister à la tentation de désigner le messie et de le représenter. L’attente messianique, écrit Banon, « ne se convertit jamais en détente ». C’est l’attente fiévreuse d’un événement qui ne peut être contenu dans le présent.
Chaque génération espère assister à l’avènement du messie. Chaque génération apprend à structurer son attente de manière constructive. Attendre, sans se perdre en bavardages inutiles comme Vladimir et Estragon ni céder au désespoir de l’homme dormant de Georges Perec est ardu. Le judaïsme invite à se contenter de cette quête perpétuelle de la voile à l’horizon qui doit à jamais échapper au regard. L’erreur d’Aldo aura été de faire de cette voile fantasmée une réalité.