Dalia, Galit et Tal sont venues ensemble à Jérusalem aujourd’hui. Assises sur un muret, à l’ombre d’un figuier, elles arborent fièrement leur drapeau bleu et blanc. La grand-mère, la mère et la fille. Trois générations réunies pour participer ensemble, en famille, à la chaîne humaine qui relie ce matin le Kotel [le Mur des Lamentations ou Mur occidental] à la Knesset [le parlement israélien]. Pourquoi avoir fait le déplacement depuis Raanana ? « Nous souhaitons porter un message d’unité, m’explique Galit. Les différentes couches de la population israélienne ne peuvent pas continuer à s’affronter comme ça. Qu’on le veuille ou non, on doit faire les uns avec les autres. On ne peut pas détruire ce que les générations précédentes ont mis tant d’effort à construire ici. »
Ce n’est pas un autre discours que me tient Naomi, quelques mètres – c’est-à-dire quelques chaînons de bras et de mains – plus loin. Naomi a une soixantaine d’années et les cheveux couverts. Elle vit à Efrat, une colonie située en Cisjordanie, à quelques kilomètres au sud de Bethléem. Elle est aussi religieuse que Galit est laïque. Pourtant, les mots qu’elle emploie sont peu ou prou les mêmes : « Nous devons absolument dépasser les agendas politiques pour nous unir, pour nous reconnecter les uns aux autres ». Elle m’apprend que d’éminents rabbins du monde sioniste religieux comme Yaacov Medan, directeur de la yeshiva [école talmudique] Har Etzion, ou encore Dov Singer, ont appelé à participer à la chaîne et à la marche d’aujourd’hui. « Il n’y a pas que les laïcs qui manifestent, loin de là ! », s’exclame-t-elle.
Je m’en aperçois bien vite. Dans la foule qui s’étire et se donne la main de la vieille ville au parc Sacher, kippot et têtes nues se côtoient – jupes longues et mini-shorts aussi. Un jeune garçon sans tsitsit tend une bouteille d’eau à un rav à la longue barbe. Tout le monde a chaud. Tout le monde est uni par la sueur et par la soif, mais aussi par l’inquiétude face aux tensions plus exacerbées que jamais à l’approche du vote de la réforme judiciaire.
Ces dernières semaines auront vu un déferlement de haine d’une intensité rare, entre pro et anti réforme, hilonim [laïcs] et datim [religieux], habitants des grandes villes et des périphéries. Plus que jamais, les discours se sont enflammés, avec l’aide d’une huile, il est vrai, abondamment versée par un gouvernement dont la pyromanie ne semble décidément plus connaître de limites.
Mais les manifestants d’aujourd’hui ne l’entendent pas ainsi. Tous l’affirment : ils sont déterminés. Déterminés à ne pas laisser leur pays éclater, sacrifié sur l’autel des intérêts personnels d’une classe politique corrompue. Déterminés à ne pas laisser se propager plus avant la Sinat Hinam, cette « haine gratuite » au sein du peuple juif, dont les Sages du Talmud estiment qu’elle aurait causé la destruction des deux temples de Jérusalem.
Alors que nous nous apprêtons à commémorer, cette semaine, ces deux destructions lors de la journée solennelle de Tisha BeAv, qui prend cette année une gravité toute particulière, cette Sinat Hinam et la menace dont elle est porteuse semblent être dans tous les esprits. En fin de matinée, devant la Knesset, une femme prend la parole et interpelle la foule : « Deux mille ans se sont écoulés, nous sommes revenus ici, à Jérusalem, et nous n’aurions toujours pas compris la leçon ? Nous devons maintenant comprendre que nous ne devons pas nous battre les uns contre les autres ». Vague d’applaudissements chez les manifestants.
Rien n’est gagné, pourtant. Les fractures sont profondes, et le vote de demain risque d’embraser le pays, qui ressortira quoiqu’il arrive abîmé par les affrontements de ces derniers mois. Mais en cet instant, alors que s’élève un HaTikva [l’hymne israélien] chanté à l’unisson, des frissons me viennent et j’ai envie de croire à cette promesse de cohésion, de réparation. De Ahavat Hinam [d’amour gratuit].