Au cours des derniers mois, j’ai créé une série de peintures de paysages urbains, inspirés pas mes promenades dans une ville confinée et quasiment déserte. J’ai trouvé fascinant de réaliser à quel point on peut se sentir piégé et emprisonné lorsqu’on déambule dans des espaces vides, avec quelle intensité le vide s’accompagne d’une sensation intense d’être sous le contrôle d’une force puissante qui n’a besoin d’aucune présence physique.
Une fois supprimé le facteur humain, on peut observer et ressentir l’architecture des villes dans lesquelles nous vivons avec bien plus d’acuité. Quoiqu’en fait il s’agisse absolument d’une présence physique de l’absence, et plus nous sommes seuls à parcourir ces rues de nos villes, plus ce contrôle qui nous accompagne est évident.
Je me suis retrouvé assis dans mon studio, pourtant rempli de vastes toiles et d’immenses sculptures de bronze, à réaliser de toutes petites peintures sur papier, comme si j’étais comprimé par les rues vides et la menace du virus au-dehors, poussé à produire des œuvres bien plus modestes. Chaque jour, je faisais une peinture, comme un journal intime. Ces peintures s’inspirent de ma réalité en temps de confinement et par les souvenirs de ces villes que j’ai connues par le passé.
Je voulais que ces peintures dégagent une sensation d’ordre. Alors j’ai utilisé du ruban de masquage pour obtenir des limites claires aux angles précis entre les aplats de couleur, tout en conservant l’effet spontané de la peinture qui ruisselle sous le ruban adhésif de sorte que demeure une touche humaine – je ne voulais pas donner l’impression d’une œuvre digitale.
Au fil de ce travail, je suis venu à manquer de ruban de masquage. Toutes les boutiques, y compris les magasins d’art, étaient fermées. Seuls demeuraient ouverts les supermarchés et les pharmacies. Et c’est là que j’ai trouvé du scotch médical que je pouvais utiliser à la place du ruban de masquage.
Je me suis rendu compte plus tard que je pouvais ajouter du contenu à mes peintures en laissant en place le scotch médical, comme un collage.
Ma tentative de maîtriser le processus de peinture avec ordre et contrôle coïncide avec ma tentative de comprendre et de contrôler ces circonstances nouvelles et extrêmes.
En période d’urgence, les gouvernements se voient octroyer un pouvoir de contrôle plus fort sur nos vies. Ce nouveau niveau radical de contrôle nous a forcés à cesser la frénésie du quotidien, à nous tenir tranquilles, dans l’intimité de nos foyers. Tandis que je me promenais dans des rues vides, je remarquai, dans certains quartiers, des maisons aux portes et fenêtres grandes ouvertes quand elles étaient, en temps normal, maintenues bien closes. Comme si cet état de restrictions, l’absence de bruits, et cet air anormalement pur avaient offert aux gens un sentiment de sécurité permettant d’ouvrir l’espace intime pour le connecter à l’espace public. Certains s’autorisaient à s’installer sur une chaise à même le trottoir devant leur immeuble, tout en conservant la distance de deux mètres, jusqu’à ce qu’un policier leur intime de rentrer chez eux.
Un soir, tandis que je déambulais, je me suis souvenu d’une interview avec des astronautes au cours de laquelle ils expliquaient comment l’observer de si loin leur avait permis de saisir la vulnérabilité de notre planète. Me revinrent aussi les mots de l’astronaute Gergor Taylor dans le film La Planète des singes de 1968, alors qu’il vient de s’écraser sur une planète inconnue dans un futur lointain: God damn you all to hell! « Allez tous au diable! ».
Traduit de l’anglais par Antoine Strobel-Dahan
* L’exposition virtuelle Isolated Streets par Eran Shakine est visible ici