S ’il est une mère juive par essence, c’est bien Marie, la mère de Jésus, dont les blagues nous racontent qu’elle ne peut être que cela puisque son fils la croyait vierge et qu’elle prenait celui-ci pour Dieu. Blague à part, même si elle est devenue une figure primordiale du catholicisme et de l’orthodoxie chrétienne, elle fut sans doute longtemps l’un des seuls rappels de la judéité de Jésus au sein d’une religion qui ne portait guère dans son cœur les enfants d’Israël.
Dans sa fabuleuse série « Histoire de la peinture » diffusée sur France Culture, l’historien de l’Art Daniel Arasse se penchait sur l’Annonciation de Ambrogio Lorenzetti peinte en 1344 à Sienne. On y trouve l’archange Gabriel, bien sûr, et une Vierge massive portant du côté gauche une boucle d’oreille. Dans la Toscane du XIVe siècle, la boucle d’oreille est loin d’être un ornement fréquent. Mal vue par la tradition chrétienne, elle ne sert que de signe d’exclusion, et son port est rendu obligatoire pour les prostituées et… les femmes juives. « Quand Ambrogio Lorenzetti, doctus pictor, met une boucle d’oreille à la Vierge, explique Arasse, il dit : “Elle est juive”. Magnifique rappel ; effectivement, la Vierge est juive, elle n’est pas née à Naples, pas du tout […], elle vient de la maison de David. »
La madone, la Vierge, Marie, est une figure troublante. Dans la théologie catholique, elle relève du « mystère ». Si l’iconographie chrétienne apparaît souvent brutale, entre crucifixions, martyres et lapidations, l’image mariale est habituellement plus douce : vierge enceinte, vierge à l’enfant, Madone allaitant ou lisant, elle est avant tout et peut-être uniquement mère. Mais cela n’a pas empêché les peintres de tenter de la singulariser, comme les vierges à l’enfant baroques de Vouet qui tendent un rameau de chêne ou une rose. Et on pourrait encore citer ces vierges protectrices accueillant les démunis sous leurs manteaux. Il n’est en fait guère que la Pietà, la mater dolorosa, celle qui porte le cadavre de son divin fils, qui fasse le lien entre l’iconographie sanglante et cette figure maternante. Ici, la mère ne tient plus son enfant bébé dans les bras, mais le cadavre sanguinolent de son fils adulte. Une figure parfois reprise par l’iconographie laïque, notamment pour des monuments aux morts comme celui de Strasbourg, ou réinventée dans l’audacieux volume La Pietà de Gregor Podgorski.
Alors bien sûr, on pourrait voir dans cette figure toujours maternelle, jusque dans le deuil même, une espèce d’essentialisation de la femme comme mère, un enfermement dans un destin procréatif seul permettant de jouir d’une forme de reconnaissance. Mais on peut aussi chercher de l’autre côté, se dire que la diversité de cette femme aux mille visages est le contraire d’une aliénation et marque la possibilité du pluriel. Il existe des millions de représentations de Marie, tantôt mélancoliques, tantôt enjouées, dames grosses ou filles fines, celles qui ont la peau sombre et celles au teint diaphane, les couronnées et les va-nu-pieds, les sages et les intrigantes. Il existe mille visages de cette femme mère, de cette mère juive devenue mère de Dieu pour un bon cinquième de la population mondiale, qui a su se faire une place de choix dans le Coran aussi, et qui a pris le visage de là où on la représentait, n’importe où sur le globe.
Alors une femme que tout le monde voit comme la mère absolue, qui est adoptée partout et devient le vecteur de la divinité de sa progéniture, c’est bien une mère juive, n’est-ce pas ?