Moment particulièrement attendu dans la vie des jeunes Juifs du monde entier, pratiquants ou pas, la bar mitsva figure l’une des principales pratiques participant de la ritualisation des âges de la vie dans le judaïsme. Selon les significations traditionnelles codifiées dans le textes comme état de majorité qui donne droit au respect inhérent au statut d’homme mais aussi des devoirs, notamment en matière d’observances. Au premier regard, parce que la bar (ou bat) mitsva procède d’un changement de statut d’un individu, qui est codifié et ritualisé, on pourrait logiquement considérer qu’elle opère comme un rite de passage, à l’image des pratiques que l’on retrouve dans les sociétés traditionnelles, villageoises ou de petites dimensions, et le plus souvent sans écriture, étudiées par les ethnologues. Depuis les travaux du folkloriste Arnold Van Gennep, à qui revient la paternité du concept, le rite de passage, une théorie déjà ancienne (1909) sert un peu de valise théorique dans laquelle sont rangées toutes les pratiques qui ont peu ou prou pour effet (idéalement, pour fonction) de procéder à l’intégration pleine et définitive d’un membre dans un collectif, par le biais d’une performance rituelle cadrée par des normes symboliques et sociales, qui font sens pour la communauté dans son ensemble.
Pourquoi pas, dans ce cas, l’appliquer au judaïsme et précisément à la bar mitsva qui semble en présenter des formes et fonctions identiques ? Dans la mesure où la bar mitsva revêt la forme de ce moment ritualisé de bascule de l’enfant à l’homme (ou la femme, évidemment), elle en assume à première vue de mêmes fonctions. Son déroulement prévoit en outre la présentation à la communauté de celui ou celle qui en sera un membre actif, qui doit démontrer, par sa maîtrise de ses codes implicites, de ses proscriptions et prescriptions, des connaissances scripturaires et sa familiarité avec les pratiques, qu’il a acquis les ressources nécessaires à sa pleine intégration. C’est en particulier (mais pas uniquement) la participation à des cérémonies religieuses et la lecture de passages de la Torah dans l’audience réunie à l’occasion, qui salue la virtuosité du jeune membre de la communauté dans sa maitrise de la lecture des textes sacrés en hébreu, de la mélodie des chants, des moments d’intensité sonore ou de recueillement. Bref, qui se réjouit de l’intériorisation des normes et des manières d’êtres du candidat : car c’est aussi l’ensemble des gestes que son corps trahit, la maitrise des temps et des espaces du rite, sa position centrale dans le sanctuaire religieux, qui sont autant de signes non-verbaux révélateurs de cette montée en confiance et en responsabilité que les autres membres de son entourage familial ou communautaire sauront décoder. Moment chargé d’émotion pour le jeune individu dont la voix frémit quelquefois lors des chants ou des postures un peu gauches, qui n’a pas encore l’assurance des anciens qui l’accompagnent avec bienveillance et l’aident s’il vient à flancher dans sa performance liturgique.
La bar mitsva est aussi un rite collectif au sens anthropologique du terme : car si c’est la trajectoire de maturation d’individus qui est scandée par les rites tels que celui-ci, elle est surtout validée par son caractère public, ouvert et festif. C’est ainsi, du point de vue de l’audience, un temps de partage, de retrouvailles, pour resserrer des liens parfois distendus au sein des familles élargies, et des communautés amicales – ce sont ici les fonctions classiques des rituels, selon le sociologue Émile Durkheim. Temps festif, surtout, qui est marqué par les réjouissances et les plaisirs de la commensalité : les tables sont ouvertes, signe de prodigalité des hôtes, les générations se réconcilient, on chante, on danse, on ripaille. Le bar mitsva se voit aussi généreusement récompensé par les convives qui sont venus chargés de présents. C’est enfin le temps des « premières fois », premier verre d’alcool ou première cigarette (à l’époque où ces deux habitudes étaient socialement acceptés comme des signes de virilité), qui sont autorisés… durant le temps de la festivité seulement et en anticipation d’habitudes qui pourraient être acquises dans une vie d’adulte établie.
Mais là s’arrête la comparaison avec les rites de passage tels qu’ils ont été pensés dans le cadre de l’étude des sociétés « primitives » (ou qualifiées comme telles) ou traditionnelles qu’affectionne, un temps, l’anthropologie. Car les rites de passage sont assortis d’épreuves souvent rudes sur le plan physique et émotionnel : c’est un moment éprouvant dans tous les sens du terme, et dans les sociétés traditionnelles, les candidats à ce passage d’un statut à un autre sont soumis à des mortifications, des tests de leur résistance psychologiques et physique, des expériences pénibles voire douloureuses, qui poussent les impétrants dans leurs retranchements, sous le contrôle d’anciens intransigeants, sans quoi l’homme à venir ne peut naître de l’enfant que l’individu est encore un peu, jusqu’à la fin du rituel. Rien de cela dans la bar mitsva où il s’agit au contraire d’accompagner avec douceur et prévenance ce passage à l’âge de raison qui n’est scandé que par une cérémonie et une fête qui ne présentent nul engagement physique ni danger pour l’individu. À l’exception du stress préalable aux récitations religieuses publiques, la bar mitsva n’est pas assimilable à l’expérience extrême parfois, ardue le plus souvent, qu’est le rite de passage des sociétés traditionnelles.
Ensuite, les rites de passage ont également (de manière générale mais pas non plus universelle) une dimension de secret que l’on ne retrouve pas dans la bar mitsva qui est au contraire toute entière organisée autour de l’accès à la connaissance partageable et partagée : celle des textes, des coutumes et des pratiques qui sont licites et explicites au sein de la communauté, alors que l’expérience initiatique doit demeurer inconnue pour celles et ceux qui ne l’ont pas vécue. Enfin, et c’est sans doute le trait distinctif le plus important : dans les rites de passage, les individus qui sont engagés dans un tel « processus rituel » sont soumis à une mise à l’écart temporaire du groupe, le temps de leur initiation, qui est temps de transition entre deux états, et donc dangereux sur le plan symbolique. C’est ce que l’anthropologue Victor Turner a qualifié de « liminalité ». À l’inverse, la bar mitsva est encadrée par la collectivité d’un bout à l’autre, qui n’ignore rien de ce que le futur membre de la communauté aura à connaître et à démontrer, sans aucun caractère ésotérique. Il n’est jamais isolé du reste du groupe mais, au contraire, socialisé par lui dans une logique de continuité. Si séparation il y a, elle est toute symbolique : c’est celle de la mère avec l’enfant qui prendra par ce biais son autonomie.
les anthropologues le savent bien : tous les rites collectifs ne sont pas des rites de passage. La bar mitsva présente certains traits des rites de passage, elle n’en possède pas tous les attributs et s’il fallait la qualifier comme telle, ce serait au prix d’une simplification d’un concept pourtant fécond dont il faut bien reconnaître qu’il ne s’applique pas ici.
Pour finir, sur la bar mitsva, les médias, et en particulier le cinéma, se sont amusés de l’investissement sur le plan du temps, de l’énergie dépensée et économie, dont font preuve les familles, en particulier d’Afrique du Nord, dans la festivité qui entoure le rituel proprement dit, qui prend désormais des allures de fête dispendieuse où la prodigalité des hôtes et des invités fait parfois oublier la raison profonde du rite et de la fête qui l’accompagne (Coco, de Gad Elmaleh, 2009). Si d’aventure, donc, et sur cet aspect particulier de la bar mitsva qu’est la dépense festive (au double sens économique et philosophique du terme, comme l’avait énonce Bataille), le regard de l’anthropologue devait s’arrêter plutôt sur un autre rituel fameux : le Potlatch, rituel de dépense matérielle des Amérindiens par lequel s’acquiert du prestige. Mais, là encore, avec le risque de forcer un peu le rituel à coller à une réalité qui n’est pas la sienne au départ.