Beate et serge Klarsfled, éternel combat

Ils ne sont pas prêts à raccrocher. Beate et Serge Klarsfeld ont gardé la fougue de jeunes militants. Infatigables mais aussi inquiets en cette veille d’élection présidentielle. « Il faut mener campagne contre le Front National ! lâche Serge Klarsfeld, attablé en ce dimanche matin à son bureau de la rue La Boétie. Il pourrait y avoir une tragédie. Nous devons tout faire pour qu’il y ait un front républicain au deuxième tour et qu’il soit assez fort pour réunir au moins 60 % des voix ». Alors, il multiplie les interviews, les conférences, les rencontres avec les politiques de tous bords.

Après avoir consacré leur vie à la mémoire de la Shoah, Beate et Serge ont embrassé une nouvelle cause, la lutte contre les extrémismes, qu’il s’agisse du FN, de l’islamisme ou des guerres ethniques. Le prolongement naturel du combat que mène depuis soixante ans ce couple hors du commun. Lui, le Juif français dont le père a été tué à Auschwitz. Et elle, l’Allemande, fille d’un soldat de la Wehrmacht. En octobre 2015, ils ont été nommés ambassadeurs honoraires et envoyés spéciaux de l’Unesco pour l’enseignement de l’histoire de l’Holocauste et la prévention du génocide. À l’époque, ils terminaient à peine la promotion de leurs mémoires, écoulés à plus de 50 000 exemplaires, récemment édités en Livre de Poche, et qui seront bientôt publiés en anglais et en chinois.

Beate, qui a osé gifler le chancelier Kissinger en 1968, n’a rien perdu de cette passion qui l’anime depuis qu’elle a quitté, à 21 ans, son pays d’origine. « Le travail de fond, c’est Beate qui l’accomplit, raconte Serge. Elle a beaucoup de sollicitations ». Elle continue à parcourir le monde. Après la Chine et le Burundi, elle sera fin avril au Rwanda, où la mémoire du génocide tutsi se construit pas à pas. C’est elle qui a prononcé en 2016 devant l’assemblée générale de l’ONU et cette année, en allemand, devant le Parlement européen le discours marquant la commémoration de la Journée internationale de la Shoah. Serge, lui, joue les vieux sages. Il est sollicité pour écrire des préfaces. Il prodigue ses conseils aux Roumains dans la création de leur futur musée juif. Il enchaîne les réunions, administrateur d’une multitude d’institutions (Mémorial de Rivesaltes, Fondation Auschwitz-Birkenau, Fondation pour la Mémoire de la Shoah…). À Monaco, il siège à la Commission d’indemnisation des victimes de spoliations. Sans parler des plaques qu’il inaugure inlassablement chaque mois dans les écoles, dans les rues, pour honorer chaque âme juive disparue.

La retraite est un vain mot pour ce couple. « Je n’ai pas une minute », reconnaît Serge. Seuls les musées et les églises de Venise, comme l’Académie ou Santa Maria Formosa, peuvent le détourner de sa mission. Beate, elle, qui s’adonne aux joies d’être grand-mère, se damnerait pour aller écouter un opéra à Berlin avec son amie d’enfance.

UN MÊME REGARD SUR LE MONDE

Finalement, rien n’a changé. Ils restent inséparables. « Ils sont fusionnels, raconte leur amie Annette Zaidman, pilier de leur association des Fils et Filles de déportés juifs de France. Beate et Serge, c’est un même regard sur le monde. » Fidèles à la promesse faite le jour de leur mariage. Le maire qui les unit à Paris leur fait promettre d’être un « couple exemplaire ». Serge, cartésien et passionné, diplômé de Sciences Po, devient le mentor de Beate. Elle est jeune fille au pair, déterminée, d’une grande empathie. Il la plonge dans les bouquins, lui enseigne l’histoire de la Shoah et en fait son âme sœur. Le tournant de leur vie se produit en 1967. Beate est renvoyée de l’Office franco-allemand pour la jeunesse pour avoir dénoncé dans ses articles le passé nazi du chancelier Kiesinger. La décision est prise. « Nous allons nous battre, et ce combat sera prioritaire, raconte Beate. Nous nous battrons non pour nous donner bonne conscience, mais pour gagner. » Une vraie profession de foi. Entre eux, la répartition des rôles s’impose. « La mémoire et l’Histoire, le jugement des bourreaux de mon père, c’était mon registre, résume Serge. Beate, c’était l’action. La gifle à Kiesinger, c’était celle d’une fille à son père. » Beate, jeune mère de famille, se jette dans la gueule du loup. Ses tenues sages et bourgeoises contrastent avec les coups d’éclat qu’elle enchaîne. La gifle à Kiesinger, la tentative d’enlèvement de Lischka, la traque de Barbie en Bolivie… « Si on pense aux risques que l’on prend, on ne fait rien, lâche Beate, qui s’épanche peu. Dans ces moments, on perd le sentiment de peur physique. » Serge n’est jamais loin. Après la gifle, il vient la retrouver à Berlin. Il admire son courage. Dans son bureau, à côté d’un plan d’Auschwitz, il a accroché la Une de France Soir qui montre la métamorphose physique de Beate entrée clandestinement en Syrie en 1991. « Beate représente l’homme fort du couple, confie-t-il. Je m’appuie beaucoup plus sur elle que l’inverse. »

FAIRE DES VICTIMES DES SUJETS DE L’HISTOIRE

Serge se lance à corps perdu dans les archives. Il passe le barreau à 39 ans. L’œuvre de sa vie, la rédaction du Mémorial de la déportation des Juifs de France, qui recense les 76000 victimes, il l’entreprend en distribuant des boîtes de chaussures remplies de fiches bristol aux familles de déportés. Un travail de fourmi accompli avec les moyens du bord. « On ne pouvait pas faire juger les bourreaux sans que les victimes soient là, sans qu’on leur restitue leur identité. Sans cette vie posthume, elles seraient mortes pour rien. Il fallait faire d’eux des sujets de l’Histoire, et non plus des rebuts ». Derrière la carapace se cache un grand sensible qui se détend en lisant des romans policiers et en se réfugiant dans l’humour, « sans aucune limite dans ses blagues, y compris sur la Shoah », s’amuse un ami.

ON NE POUVAIT PAS FAIRE JUGER LES BOURREAUX SANS RESTITUER AUX VICTIMES LEUR IDENTITÉ

Auprès de leurs enfants, Arno et Lida, ils trouvent la force de combattre. Et de continuer à vivre normalement. « Beate rentrait d’un voyage à l’autre bout du monde et se mettait à laver par terre et à faire le marché », s’étonne encore Annette Zaidman. Sa maison est impeccable. Elle régale sa famille avec ses côtelettes de veau, un plat que lui a appris sa belle-mère. À la maison, on ne parle pas de leur action. La vie est gaie, elle tourne autour des animaux. Serge ramène un petit singe du Brésil. Les chiens et chats font partie de la famille, encore aujourd’hui. Comme le dernier, acheté en bas de chez eux à un mendiant. « Ils nous ont appris la bonté, l’équité et la détermination », raconte Arno, à qui ils ont passé le flambeau. Autour d’eux, les bénévoles de leur association forment leur deuxième famille. Les premières années, on se réunit les uns chez les autres dans une ambiance de kibboutz. Jamais sans sa casquette en cuir noir, Serge fait figure de leader. Soucieux de son indépendance, il n’a jamais demandé de subventions. Refusant les compromis, il a construit son combat souvent à rebours de l’establishment. Comme face à François Mitterrand dans l’affaire Bousquet. Même dans la communauté juive, il s’est parfois senti bien seul. Comme lors du procès Papon, avec Arno, face aux autres avocats des parties civiles. « Il a mené au début un combat ingrat et solitaire, raconte Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah. Personne n’en comprenait l’importance, certains le jugeaient obsessionnel. » Depuis, il y a eu le discours de Jacques Chirac au Vel’ d’Hiv reconnaissant la responsabilité de la France, les réparations, l’indemnisation des survivants… auxquels il a contribué. Un éternel combat que ce couple extraordinaire n’est pas près d’abandonner.

À lire :
Mémorial de la déportation des Juifs de France, 1978, nouvelle édition FFDJF 2012
Le mémorial des enfants juifs déportés de France, FFDJF, 1994 et 2016
La traque des criminels nazis, Serge Klarsfeld et Anne Vidalie, Tallandier, 2013
Mémoires, Beate et Serge Klarsfeld, Fayard Flammarion, 2015

  • Serge Lévy

Artisans de la Mémoire

Ce numéro de Tenou’a est une reconnaissance de dettes envers ceux, passés ou présents, qui ont travaillé et lutté pour que la mémoire de six millions de Juifs assassinés par les Nazis ne s’efface pas. Il ne présente que quelques figures emblématiques ou représentatives de ces combats. Nous aurions pu en faire un livre de mille pages tant sont nombreux ceux qui méritent notre reconnaissance. À ceux qui ne sont pas présents dans ces pages, soyez assurés que nous vous portons dans nos cœurs et notre plus haute estime.

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