Belle de corps et douce à regarder

© Lee Yanor, Legato 21, 60×40 medium – Courtesy Zemack Contemporary Art, Tel Aviv

« Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombre, un jeu de clair-obscur, produit par la juxtaposition de substances diverses. »


Junichiro Tanizaki, Éloge de l’ombre

Esther triomphe par son esprit mais aussi par sa chair. Elle était belle de corps et douce à regarder, dit le texte, יפת‑תאר וטובת מראה 1. C’est donc pleinement femme qu’elle soumet l’empereur perse. Bien sûr que la Torah est patriarcale, mais il convient, à mon sens, de ne pas chercher le patriarcat là où il n’est pas : la Bible, elle, n’est pas patriarcale de bout en bout, et Esther est une héroïne dont on aurait tort de mépriser l’énergie subversive sous prétexte que quelques traits de son histoire nous paraissent renvoyer à une domination masculine archaïque.

C’est de beauté qu’en ce début de XXIe siècle nous manquons : la beauté est décriée, associée par le Système à l’inefficacité, par les autres opposée à l’éthique ou à l’égalité entre hommes et femmes, quand elle n’est pas renvoyée, levinassisme mal digéré, au profane et à l’idole. Et pourtant l’on peut aussi lire le judaïsme comme une esthétique – et cela commencerait par l’évocation décomplexée de la beauté physique des héros du Tanakh [la Bible hébraïque].

La beauté est pouvoir. Certaines formes de laideur aussi, me direz-vous. D’ailleurs, les mythologies nous parlent parfois de dieux laids, monstrueux même : Silène ou Héphaïstos, Pan, Bès. Mirabeau disait qu’on ne connaissait pas « la toute-puissance de sa laideur », et Gainsbourg eût pu en dire autant : à ce propos, les Juifs sont-ils beaux ou laids ? Sans doute, je vais y revenir, les deux à la fois. Reste que la beauté véritable est pouvoir, et que Esther est belle.

La tradition a voulu voir dans son nom une allusion à la clandestinité de son judaïsme, et surtout au voilement de Dieu, clandestin lui aussi, dans cette nouvelle aux accents politiques et farcesques, jamais directement religieux. Mais Esther, c’est aussi – et comme Mardochée – un nom de divinité sumérienne : Esther et Mardochée sont Ishtar et Marduk. Le Zohar verra dans l’héroïne du peuple juif une incarnation de la Shekhina [la présence divine], ce qui renvoie en fait à cette dimension divine. La beauté des femmes de la Bible est à la fois une force, et quelque chose qui se retire pour « se protéger », ou qui s’exalte dans l’ombre : c’est à ce titre, comme mystère, qu’elle est un attribut divin.

Comment ne pas évoquer ici, et quoi qu’on en pense par ailleurs, la tsniut [pudeur religieuse] ? Rebecca se voile en apercevant Isaac, et le héros du Cantique des Cantiques dira à son aimée :
Comme fil d’écarlate sont tes lèvres, ta parole est jolie; comme grenade ouverte ta pommette, de sous ton voile…2

Est-ce à dire alors que la nudité est condamnée ? Ou que la frumka (la burka portée par certaines Juives ultraorthodoxes en Israël) trouverait sa source dans l’ADN spirituel et textuel du judaïsme ? Je ne le crois pas. Et tout d’abord je pense qu’il faudrait approcher cette pudeur biblique, non seulement en lien avec la beauté – ce qui n’est le cas ni de la frumka ni de la burka, qui en sont la négation – et avec une exaltation concomitante de la nudité, mais encore, plutôt que par une appréhension rétrospective et par trop monothéiste, dans son contexte païen d’abord, antique et méditerranéen : les femmes de la Bible se « voilent » mais comme leurs voisines phéniciennes, grecques ou égyptiennes, et elles prennent en même temps soin de leur beauté comme elles toutes. En fait et pour le dire autrement, la carnalité biblique nous placerait justement à égale distance de la nudité du camp naturiste – qui n’est loin ni de celle du laboratoire, ni de celle du camp de concentration – et de l’enfermement textile que constituent et le voile islamique et ses épigones juifs plus ou moins couvrants. La femme biblique n’obéit à aucun impératif en couvrant sa nudité ou sa chevelure, il n’y en a d’ailleurs pas de tel dans la Torah : elle ne fait que jouer avec son corps, la chair étant toujours à la fois ce qui se retire, hors de toute prise, et ce qui s’offre à la saisie, ce qui se dévoile et se profane. Quand elle le veut, elle se dénude complètement, telle la Sulamite, mais par amour de sa chair, tout simplement : son « féminisme » ne doit alors rien, ni à la comptabilité égalitaire ni à je ne sais quelles chicaneries halakhiques.

La grande critique et esthète américaine Camille Paglia relevait il y a quelques mois le manque absolu de sensibilité visuelle de ces instagrammeuses affichant sans pudeur amas de peau ou d’organes, poses stéréotypées (et qu’elles s’imaginent lascives), et décors mal cadrés, réduisant leurs corps à des vignettes à peu près aussi expressives que les émoticones dont elles se félicitent mutuellement. Parce que l’époque nous demande de choisir tout ce qu’elle n’est pas, je crois qu’il est urgent de revenir à l’idée biblique, et antique, de la beauté.

Au fait, j’ai employé ces deux mots comme s’ils étaient complètement échangeables. En vérité, s’ils ont certes plus en commun que ne se l’imaginent et nos bigots et les néopaïens antijuifs, ils ne sont pas identiques, et il y a tout de même une fissure entre la Bible et l’environnement dans lequel elle a surgi. L’erreur, cependant, est de croire que cette fissure serait à proprement parler morale : les Tragiques grecs n’avaient pas moins de « morale » que nos Maîtres, et certainement pas moins de compréhension de la nature humaine. Elle n’est pas non plus de l’ordre d’une quelconque supériorité d’une culture sur les autres dans le domaine, disons, métaphysique. En tout cas pas à proprement parler. Esthétique alors ? Pas non plus complètement : l’archéologie a contribué à nous révéler que, dans les grandes lignes, la notion israélite de beauté et la notion d’art telle qu’on la cultivait chez nos ancêtres, restaient proches du monde sémitique et oriental, cananéen, voire assyrien – ou égyptien, perse même.

Alors où se situe cette fissure ? Et quel lien aurait-elle avec la beauté, avec la beauté de Esther, avec Sarah dont Rabbi Akiva a suggéré qu’elle et la reine de Perse possédaient une mystérieuse parenté spirituelle3 , avec la beauté de Bethsabée au bain, avec celle de la Moabite ? Je dirais que la beauté hébraïque est d’ailleurs, qu’elle est, à la lettre, étrange. Comme l’Hébreu lui-même, elle vient « de l’autre côté ». La femme grecque était d’ici, sa beauté venait des profondeurs du sol : celle de la Fille d’Israël était de là-bas. Le voile de Esther n’est pas un objet de défiance, de dépit ou de dénégation – mais un accessoire qui exalte la chair, comme la dentelle obscure de Gloria Swanson dans le célèbre portrait qu’en fit Edward Steichen. Mais attention, cela ne veut pas dire que les Grecs, les Égyptiens etc., aient ignoré l’étrange : Méduse, Dionysos et sa cohorte de satyres et de bacchantes, l’Anath et l’Astarté des Cananéens… Mais cette non-appartenance à l’ici-bas est la marque de naissance du Juif, de tout Juif.

À ce propos, qu’en serait-il de l’homme dans tout ça ? Y a-t-il, dans la Bible, de beaux hommes? Bien sûr qu’il y en a, et la beauté est chez eux, comme chez les femmes, associée à une force, à une plus grande participation au divin. L’idée selon laquelle la laideur serait préférable se trouve certes çà et là, appliquée aux femmes comme dans les Proverbes, ou aux hommes comme dans certains midrashim, mais elle n’appartient pas à la chair biblique : j’y vois pour ma part une perversion tardive. Joseph est presque est’c, יפה‐תאר ויפה מראה) beau la même collocation que pour Esther), au point qu’une femme se damne pour lui – et l’envoie, de dépit, mourir. Isaac avait avant lui fasciné Rebecca, David fascinera de même femmes et hommes, et sa beauté d’éphèbe sera d’ailleurs soulignée en toutes lettres4 , comme celle du charismatique Absalom, son fils, que les Israélites suivront par fascination : « Il n’y avait pas un homme qui fût beau comme Absalom dans tout Israël, qu’on louait pour cela beaucoup. Depuis la plante de ses pieds jusqu’au sommet de son crâne, il n’avait pas un défaut. Et lorsqu’il se coupait les cheveux à la fin de chaque année parce que leur poids l’embarrassait, on les pesait et leur masse atteignait deux cents sicles (selon la mesure royale)5 . » Jusqu’à récemment, une abondante toison est restée pour les hommes – la tradition européenne du portrait allégorique en fait foi – signe de virilité (vigueur et abondance de sperme) et donc de beauté. En même temps, ce mot de יפה ,qui est appliqué dans cet extrait au fils de David, pourrait connoter une forme de féminité : il qualifie en tout cas plus souvent, comme c’est le cas de Esther, des femmes. La beauté biblique est donc à la fois normée et fluide, l’un n’allant pas sans l’autre.

Dans le Cantique, la beauté de l’homme n’est pas décrite avec moins de soin que la femme et, de même, il semble mêler robustesse et délicatesse, virilité et féminité :
Mon chéri, pâle et sang, se distingue entre mille,
Sa tête de carat irradie, ses boucles ondulant, noires comme corbeau.
Ses yeux comme colombes aux ruisseaux, qui, baignées de lait, s’asseyent en plénitude.
Ses joues, comme les lits d’épices, où croissent aromates, ses lèvres sont lotus ruisselant de myrrhe.
Ses bras sont or et chrysolithe, ses reins sculptés d’ivoire, incrustés de saphirs ; Ses jambes sont de marbre, aux irradiants piédestaux, son visage comme Liban, aussi viril que cèdres.
Son palais tout délices, et tout lui est désir : c’est mon chéri, c’est mon ami, filles de Jérusalem!6

Chaque morceau de sa chair, tout en magnifiant la puissance immanente du Créateur, inspire désir à son aimée. Remarquez d’ailleurs que c’est comme une œuvre sculptée qu’elle le décrit – et ailleurs il fait de même d’elle. Comme un objet en somme, car aimer, c’est toujours « objectiver », et qu’il n’y a nul mal à cela.

Par la prise qu’elle donne, la beauté est toujours vulnérabilité : c’est peut-être la raison pour laquelle les Proverbes la nomment « mensonge » et « vanité »7. Et pourtant elle est aussi force, et pourtant elle sauve ! J’aime à penser pour ma part, qu’il est possible de réconcilier ces visions opposées, celle – en apparence puritaine – des Proverbes, et celle du Cantique des Cantiques ou de Esther. Mensonge, la beauté ? Peut- être bien. Et peut-être que sa vérité réside justement dans l’alliance très savante qu’elle offre, de naturalité et d’artificialité.

Il me semble que l’ombre de Esther nous enseignerait non seulement la (non-)essence de toute beauté, mais encore ce qui, dans la beauté, bat en brèche l’idéologie de l’époque : le fétichisme de la pleine lumière. La beauté serait alors, et le contraire du néopuritanisme (No means no) et celui de la sexualisation à outrance, et la fragile réponse apportée à tous les dispositifs par lesquels on nous demande aujourd’hui, à chaque instant, de « rendre raison » : dogmatisme et comptabilité religieuse, surveillance généralisée, culture du cool et du rendement.

Dans ce monde d’acier et de plastique, la beauté, la beauté de la chair est révolutionnaire.

1. Esther 2,7.
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2. Cantique des Cantiques 4,3.
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3. De l’ordre ou de la réincarnation ou, plus scandaleusement, d’une commune participation à la divinité? Cent vingt-sept ans sont les années de Sarah à sa mort, comme les cent vingt-sept provinces sur lesquelles régna Esther (Beréshit Rabba 58,3).
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4. Samuel 16,12.
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5. II Samuel 14,25.
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6. Cantique des Cantiques 5,10.
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7. Proverbes 31,30.
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