Né en 1937, Boris Cyrulnik est trop jeune pour mesurer la gravité de ce qu’il vit, lorsqu’en 1942, ses parents sont déportés de Bordeaux et qu’il doit fuir face aux soldats allemands et aux policiers français. Un enfant, dans un tel contexte, ne peut survivre qu’en s’adaptant à la situation sans se poser de questions. Mais lorsque Boris Cyrulnik atteint l’âge d’homme et peut comprendre ce qu’il lui est arrivé pendant la guerre – lorsqu’il éprouve le besoin profond de comprendre – personne ne souhaite l’écouter. En France, le silence s’impose aux rescapés et la population se désintéresse du sort des Juifs. Pendant son adolescence, il continue de s’adapter en apprenant à se taire, mais ne se départit jamais pour autant de la volonté de comprendre.
Cette volonté l’a poussé à devenir psychiatre. Il entendait régulièrement, au cours des années 1950, des explications du nazisme fondées sur des raisonnements médicaux. « Je me suis alors dit qu’il suffisait d’être psychiatre non seulement pour comprendre le nazisme », explique-t-il, « mais aussi pour empêcher le retour de telles horreurs ». Lorsqu’il achève ses études de médecine, se spécialisant en psychiatrie, il découvre les limites de sa nouvelle profession. Si l’on demande à Boris Cyrulnik, fort de cinquante ans de pratique médicale, ce que la psychiatrie peut apporter à la compréhension de la Shoah, il répond, catégorique : « absolument rien ». La barbarie résulte moins de maladies psychiatriques que de phénomènes sociaux. En Allemagne, ajoute-t-il, des individus intelligents et cultivés ont commis des crimes atroces sous l’effet d’un discours totalitaire qui pouvait les déposséder de leur faculté de juger : « Tout le monde récite la même chose en même temps, et cela empêche de penser ». Cette contagion est collective, mais pervertit la pensée de chaque individu, qui devient tout à la fois victime et bourreau. Cette contagion sociale excède largement les moyens du psychiatre.
La psychiatrie, certes, aide les gens à surmonter leurs traumatismes personnels. « Mais chaque personne réagit différemment », poursuit Boris Cyrulnik, « selon la manière dont sa personnalité a été construite avant l’événement ». La résilience – c’est-à-dire l’aptitude à réagir et à s’adapter aux difficultés – n’est pas un « savoir » que l’on peut enseigner aux souffrants. Boris Cyrulnik a introduit le concept de « résilience » dans le discours psychiatrique français, dont il a théorisé le contenu dans Un merveilleux malheur et Résilience. Connaissances de base (Odile Jacob, 1999). On ne découvre cette capacité, que l’on doit à plusieurs facteurs préexistants, que lorsque l’on se trouve confronté à une situation d’adversité. Si cette aptitude est peu présente chez l’individu, le traumatisme est souvent définitif, voire fatal. Boris Cyrulnik nous rappelle que les déportés atteints de pathologies mentales graves avant leur arrivée au camp étaient parmi les premiers à mourir à Auschwitz. Le psychiatre ne peut intervenir que si le patient dispose d’un niveau de résilience suffisamment élevé pour survivre à l’événement traumatique.
Pour Boris Cyrulnik, la mémoire révèle la porosité des frontières entre des traits psychologiques essentiellement individuels comme la résilience, et les récits imaginaires de la collectivité. La mémoire traumatique conserve un souvenir très clair de l’événement. « On est fasciné par les agressions que l’on subit, explique-til, parce que si l’on veut survivre, il faut s’adapter à un contexte agressif ». On se souvient de tous les détails de l’agression. L’individu ne s’adapte pas uniquement à l’événement traumatique en soi, mais également au milieu social au sein duquel il s’inscrit. La société nous dit ce que l’on peut dire et penser de nos traumatismes. Pour les Français, le déni était une manière de se protéger des souvenirs liés à la guerre. Ainsi, les enfants survivants en France, comme Boris Cyrulnik, ont appris à ne pas évoquer la Shoah et l’Occupation en présence d’adultes : « Quand je racontais ce qui m’était arrivé pendant la guerre, les gens éclataient de rire. « Que sont donc ces histoires ? ». De telles réactions ont induit un « clivage » de sa personnalité : « Une partie de ma personnalité parlait, jouait, travaillait, et l’autre partie souffrait en secret parce que personne ne voulait entendre ce qui m’était arrivé ». Mais pour les enfants européens envoyés dans des familles d’accueil aux États-Unis, où le déni n’était pas aussi utile au récit national, le clivage était moins significatif.
Dans ses écrits, Boris Cyrulnik observe les mêmes rapports entre « individuel » et « collectif » au sein de communautés décimées par les génocides, notamment au Rwanda, en Yougoslavie et en Arménie. La mémoire est individuelle, mais fortement marquée par le psychosocial. Cette porosité explique qu’après un traumatisme collectif, un conflit émerge fréquemment entre ceux qui veulent comprendre et ceux qui s’y refusent. L’élasticité de la mémoire individuelle fait advenir les conditions de possibilité même du déni, mais également les moyens d’y résister au nom de la vérité. Boris Cyrulnik évoque les artistes et écrivains dont les œuvres ont contribué à la libération de la parole des rescapés, notamment le film Shoah de Claude Lanzmann et la traduction française des romans de Primo Levi : « En 1985, tout d’un coup, j’ai reçu de nombreuses invitations pour partager mes expériences parce que les gens – juifs et nonjuifs – avaient envie de comprendre ». Peu de temps après, Jacques Chirac reconnaît pour la première fois la culpabilité du gouvernement de Vichy dans les déportations. Dès lors que les individus se sentent autorisés à dire la vérité, ils cherchent à comprendre plutôt qu’à nier.
Aujourd’hui, Boris Cyrulnik ne s’inquiète pas de voir que les Européens oublient ou dénaturent les événements survenus en Europe au cours des années 1940 – ce que l’on sait notamment des membres de partis d’extrême droite en France et en Allemagne. Boris Cyrulnik doute que les nouvelles générations, dont les grands-parents n’ont pas été témoins de la Shoah, soient impuissantes à comprendre leur passé. « Au contraire », insiste-t-il, lorsque l’on discute de la Shoah avec des jeunes, « ils se posent des questions et ils veulent savoir ce qui est arrivé à leurs grands-parents ». Ils n’ont pas été contraints, comme leurs parents et leurs grands-parents, de nier la vérité pour survivre. Le danger, pour Boris Cyrulnik, n’est pas l’oubli, mais plutôt le clivage entre ceux qui s’efforcent de comprendre et ceux qui s’y refusent. « Toute une partie de la population en France, en Allemagne, et surtout aujourd’hui dans les pays arabes – où les communautés juives minoritaires continuent à se taire – affirme que la Shoah n’a pas existé ».
Boris Cyrulnik doute que l’on parvienne à convaincre ceux qui refusent la vérité. On peut anticiper leurs arguments et œuvrer – comme Claude Lanzmann et Primo Levi – à ouvrir la voie aux générations futures. Mais si le déni persiste, c’est parce que certaines personnes ont besoin de prendre le parti des criminels. C’est pourquoi la préservation de la mémoire de la Shoah demeure un travail permanent pour Boris Cyrulnik : « Le négationnisme fait partie du crime du génocide. La première décision de tout assassin, quand il a commis un crime, est d’en effacer les traces ». La malléabilité psychologique de notre compréhension de ce traumatisme fait que le crime n’est pas tout à fait fini.
À lire :
– Sauve-toi, la vie t’appelle, Odile Jacob, 2012
– Je me souviens…, éd. L’Esprit du temps, 2009 et Odile Jacob poches, 2010