Briser les idoles

Briser les idoles est le geste fondateur du judaïsme et de l’hébraïsme. Il n’est pourtant pas dépourvu d’ambiguïtés, voire de dangers. Comment les textes rabbiniques travaillent-ils cette tension?

Sur l’ambiguïté d’un geste

Nous admirons Abraham brisant les idoles de son père. Nous y voyions le geste fondateur paradoxal de celui qui ne craint pas de se retourner contre la religion de ses pères pour suivre sa vérité intérieure, de celui qui pense à contre-courant, l’iconoclaste dans son sens le plus noble. Abraham, devenu « notre père », avinou, en tuant métaphoriquement le sien, nous invite ainsi à une fidélité dans la subversion, remède contre la sclérose et le devenir-statue qui guette toute religion: enveloppe rigide sans intériorité, sans vie, sans souffle. Voilà qui est bel et bon. 

Nous vomissons les islamistes de Daech détruisant à Palmyre les temples de BaalShamin et de Bel. Nous y voyions la figure hideuse du fondamentalisme, sa haine de l’Histoire, de la beauté, sa rage mortifère envers tout ce qui relève des autres cultes, et singulièrement, de l’idolâtrie. Et si nous avions à choisir entre eux et Khaled Assad, fier conservateur du patrimoine refusant de dévoiler les emplacements de trésors historiques, et le payant de sa vie, je crois pouvoir affirmer que nous choisirions tous, sans l’ombre d’un doute, le parti de celui que ses bourreaux affublèrent du titre de « directeur d’idoles », juste avant de le décapiter. Voilà qui est bizarre. Car, après tout, ne font-ils pas exactement la même chose ? 

Tout se passe comme si le geste d’Abraham avait été surinvesti de significations métaphysiques et éthiques qui avaient masqué son sens nu : « Briser les idoles » est une expression qui porte beaucoup de couches de sens, mais plus le fait concret, physique de casser les objets de culte idolâtres. Il faut pourtant imaginer, non Sisyphe heureux, mais bien Abraham enragé, muni d’un marteau ou de tout autre outil, cassant les idoles, ces fétiches factices (c’est ce que dit l’adjectif portugais feitiço, littéralement « factice », d’où dérive le terme) au nom de son/notre Dieu unique invisible. 

Une première réponse possible, la plus facile, consisterait à affirmer tranquillement qu’Abraham avait raison et qu’eux ont tort car notre Dieu est le véritable et non le leur. Réponse infantile, infalsifiable, et qui, de surcroît, fait passer au contenu ce qui se joue au niveau de la structure. 
Nous pourrions aussi pointer du doigt la dimension éducative dans le geste d’Abraham (ce n’est pas l’existence des idoles qui était visée, mais les croyances qu’elles étaient vivantes, agissantes et dignes d’être servis) là où il n’y a que volonté destructrice de la part des islamistes de Daech (ces temples et statues étaient conservés en tant que trésors historiques du patrimoine de l’humanité, et non en tant qu’objets de culte vivant). Autrement dit, Abraham aurait voulu déraciner une croyance alors que les islamistes étaient animés par la haine pure de l’existence des objets. Pour Abraham un moyen, pour eux une fin. Cette analyse est juste, mais insuffisante.

Nous pourrions ajouter, pour aplanir le scandale, que le geste d’Abraham est destiné à nous inspirer allégoriquement mais à ne surtout pas être pris au pied de la lettre. Qu’il faut quand même faire usage de son bon sens et de sa raison. Que la Bible est fournie avec un avertissement « Les acrobaties ont été réalisées par des professionnels. Ne pas reproduire à la maison. » 

Sauf qu’il existe bien une obligation légale de source biblique1 de détruire les cultes idolâtres, physiquement. Maïmonide la décrit d’ailleurs avec des termes connotant une rare violence2 : casser, brûler, démolir, mettre en pièces, n’en rien laisser. 

Contre l’apologétique, il faut nous résoudre à l’idée que briser les idoles n’est pas tant être iconoclaste que faire usage de violence. Il est notable que cette obligation, formulée en contexte de conquête de Canaan, soit liée à la question de la souveraineté politique, et dépende à la fois de l’endroit où on se trouve (Israël/ en dehors d’Israël) et à la foi de la situation politique (souverain/non souverain)3

Or, et c’est cela qui est intéressant, la littérature rabbinique, et la Mishna en premier lieu, vont s’atteler à limiter, neutraliser contextualiser cette obligation qui aujourd’hui nous semble inapplicable et que personne d’ailleurs ne songe à appliquer4 , et ainsi opérer une profonde transformation dans la conception juive de l’idolâtrie5

Ainsi la Mishna Avoda Zara (3,4) nous relate-t-elle l’histoire de Rabban Gamliel se baignant aux bains d’Aphrodite à Acco (Saint-Jean D’acre) et à qui un homme nommé Proclos demanda, verset à l’appui, si cela ne lui posait pas de problème de se baigner aux bains devant une statue d’Aphrodite. Rabban Gamliel refuse d’abord de répondre, arguant du fait qu’on ne répond pas à des questions de Torah aux bains. Une fois dehors, il lui fait la réponse suivante :
« Je ne suis pas venu dans son domaine, c’est elle qui est venue dans le mien. Les gens ne disent pas « les bains ont été faits pour l’ornement d’Aphrodite  » mais plutôt « Aphrodite a été faite pour l’ornement des bains » ». 

Première explication par le caractère décoratif et instrumental de la statue. Ce qui est là pour faire joli n’est pas susceptible d’être objet de culte. Rabban Gamliel ajoute ensuite une seconde explications par le caractère indigne des conduites aux bains :
« Te donnerait-on une grande somme d’argent que tu ne rentrerais pas devant ton idole nu, impur, ni n’urinerais devant elle. Or, celle-là est érigée sur une bouche d’égout et tout le monde urine devant elle. Il n’a été dit que « leurs dieux » : celui qui se conduit devant elle comme devant son dieu, c’est interdit. Mais celui qui ne se comporte pas devant elle comme on se comporte devant un dieu, c’est permis.  »

L’idole n’est pas un objet, c’est avant tout une croyance, et l’objet d’un culte déférent et respectueux. Cette mishna, dont le cœur dramatique tient dans l’opposition entre la statue et le renversement grotesque de la libation, l’urine, semble être en tension avec une autre mishna, cette fois-ci dans Sanhédrin 7,6. 

Cette mishna examine les cas où l’idolâtre est passible d’exécution par le tribunal et opère des distinctions fondamentales:
« Celui qui sert l’idole (et est exécuté) :
Celui qui la sert (de sa façon usuelle),
Celui qui lui fait des sacrifices, celui qui lui brûle des encens, celui qui lui fait des libations, celui qui se prosterne devant elle
Celui qui l’accepte comme son dieu ou lui dit « Tu es mon Dieu ».
Mais celui qui l’enlace, qui l’embrasse et la respecte, balaie ou nettoie devant elle à grande eau, qui l’oint, l’habille ou la chausse, ceux-là transgressent un commandement négatif passible de flagellation.
Celui qui se découvre devant Baal-Pe’or [euphémisme pour faire ses besoins], c’est son service. Celui qui jette une pierre à Markoulis, c’est son service. » 

Est donc passible de mort celui qui : 
1. sert l’idole de sa façon usuelle 
2. utilise ce que les anthropologues de la religion appelleraient les formes universelles du culte religieux et qui est analysé par la guemara en termes de services du Temple (avodot pnim). On comprend aisément qu’un tel détournement du culte divin constitue une forme de trahison suprême 
3. se consacre à l’idole en la reconnaissant comme son Dieu. 

Par contre, et cela peut sembler surprenant, les gestes de simple respect, de superstition, voire d’amour fétichisme ne sont pas passibles de mort, mais de flagellation. La mishna finit sur ce qui semble être deux cas limites: celui de Baal-Peor et de Markoulis. Si nous avons en tête l’avis de Rabban Gamliel dans la mishna précédente, nous devrions conclure que celui qui défèque devant Baal-Peor et celui qui jette une pierre à Markoulis ne sont pas passibles de mort, puisque ce ne sont pas des attitudes de déférence mais, au contraire, des gestes honteux, méprisants. Or, notre mishna conclut que, dans la mesure où ce sont leurs modes usuels de service, celui qui ferait de telles choses, même en ayant l’intention de ne pas les faire, serait passible de mort. 

Le culte de Baal-Peor, tel que décrit dans la Bible ne fait aucunement référence à des défécations ou à des prosternations à l’envers (dévoiler son fondement) mais plutôt à des formes d’orgies sexuelles. Qui plus est, nulle part hors de la littérature rabbinique6 , nous ne trouvons trace d’un tel culte consistant à déféquer devant une idole7. La même chose pour Markoulis, qui semble être un jeu de mots méprisant sur le nom de Mercure, et qui est décrit par la littérature rabbinique comme un culte des voyageurs passant devant une statue de Mercure et lui jetant une pierre. Ce qui s’en rassemble le plus, et dont les archéologues ont trouvé trace en Israël, est le culte des dolmens. 

Je propose de reformuler la fin de cette mishna énigmatique qui a l’air de travailler des motifs philosophiques et pas seulement contextuels ou historiques, comme suit :
Il existe une idole qu’on sert précisément quand on veut la détruire. Il y a une façon de vouloir détruire l’idole qui se met en échec et tombe de plein droit sous la portée de l’interdit

Au nom de quoi quelqu’un se lève-t-il un beau jour en désirant briser une idole ? Au nom, bien souvent, de son dieu. 
Les services de Markoulis et Baal-Peor mettent en dialectique les règles de droit. Markoulis est, à mon sens, l’autre nom du fondamentalisme religieux qui, au nom d’un dieu, fait violence, et témoigne ainsi que le dieu en question est précisément une idole. Quant à Baal-Peor, il constitue aussi une autre de nos maladies modernes, le rejet de tout rapport possible avec la transcendance. Car offrir ses déjections en lieu et place d’une offrande, c’est dire qu’il n’existe rien d’autre dans le monde de supérieur que cela, que nos besoins, nos fonctions physiologiques, notre corps dans ce qu’il a de plus sanguinolent, scatologique, grotesque et comique. C’est nier la possibilité même du service, du rapport à l’Autre radical qu’est Dieu. 

Baal-Peor est l’autre nom du matérialisme nihiliste. Milan Kundera a formulé de façon saisissante cette double tentation qui nous guette, le fondamentalisme d’un côté, le nihilisme de l’autre, deux totalitarismes qui refusent l’existence des ordres et des domaines, et que la mishna a semble-t-il, intégrés au sein même de son raisonnement juridique: 

« L’homme a recours à la même manifestation physiologique, au rire, pour signifier deux attitudes métaphysiques différentes. Que quelqu’un laisse tomber son chapeau sur le cercueil dans une fosse fraîchement creusée, et l’enterrement perd tout son sens: on rit. Mais si deux amoureux courent dans les champs, et rient, leur rire ne doit rien à une plaisanterie, à l’humour, c’est le rire sérieux des anges, qui expriment leur joie à être. Ces deux rires comptent parmi les plaisirs de la vie, mais portés à l’extrême, ils révèlent une apocalypse aux deux visages: le rire enthousiaste des anges fanatiques, tellement convaincus du sens de leur monde qu’ils sont prêts à pendre quiconque ne partage pas leur joie; et l’autre, qui s’élève en face et proclame que tout est devenu absurde, que les enterrements eux- mêmes ont sombré dans le ridicule, que le sexe de groupe n’est plus qu’une pantomime comique. La vie humaine est bornée par deux abîmes: d’un côté le fanatisme, de l’autre le scepticisme absolu.8 » 

Nous pouvons à présent résoudre l’apparente tension entre la mishna dans Avoda Zara et la mishna dans Sanhédrin. En fait, il existe entre Rabban Gamliel et ceux qui voudraient détruire les idoles de Markoulis ou Baal-Péor, une différence fondamentale. Rabban Gamliel y est indifférent. Eux y sont sensibles, trop sensibles. La violence n’est que la face sombre de la peur. La saine indifférence vis- à-vis de l’icône est la face lumineuse de la tolérance. Revenons enfin à notre question sacrilège de départ : quid d’Abraham et les fous de Daech ? 

La réponse est simple : les fous de Dieu brisent des idoles et tuent des hommes. Alors qu’Abraham, qui a commencé sa vie théologique en brisant les idoles, est arrêté juste avant de tuer un homme, son fils. Abraham, main levée, prêt à accomplir un funeste dessein, est une image qui rythme la vie du Patriarche. C’est ainsi qu’il l’a commencé, c’est ainsi qu’il la finit. Coupé à temps par l’ange de Dieu qui vient interrompre le sacrifice humain, qui vient briser ce cercle inexorable de la violence. Car celui qui commence par briser les idoles, semble suggérer la Bible et, plus encore, les midrashim, finira par tuer un homme. Voilà comment la littérature rabbinique neutralise et désamorce les dimensions les plus violentes de la religion. De l’intérieur.

1. Deutéronome 7,5 ; Deutéronome 12,3
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2. Livres des Commandements, Obligation Positive 185
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3. Mishné Torah, Lois concernant l’idolâtrie et les coutumes des Gentils, 7,1
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4. Les musées en Israël sont emplis de statues de dieux et déesses
anciennes, sans que cela ne fasse bouger un sourcil à personne.
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5. Un autre des moments fondateurs de cette internalisation et mentalisation de l’idolâtrie est évidemment le Guide des Egarés de Maïmonide, qui va sortir l’idolâtrie de la conception politique (l’idolâtre c’est l’autre) pour l’internaliser (l’idolâtre, ça peut être toi ou moi, qui entretient avec le divin un rapport idolâtre).
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6. Voir notamment Sifri Bamidbar pisqa 131, TB Sanhédrin 106b et parallèle dans le Talmud de Jérusalem pour la façon avec laquelle le midrash remplit les blancs du récit biblique autour de la ruse de Balaam.
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7. Les psychanalystes y verraient sans doute une trace d’homoérotisme
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8. Milan Kundera, Entretien avec Philippe Roth, dans Pourquoi Écrire, 2017,Folio Gallimard, p. 363.
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