La mode est au camping sur les campus occidentaux. De Melbourne à Sciences-Po Paris, en passant par McGill, Columbia ou Londres, des étudiants mettent leur plus beau keffieh pour aller s’installer comme à un pique-nique au soleil de printemps et bloquer l’accès, qui à tous les étudiants, qui seulement aux Juifs.
Bruxelles ne fait pas exception et son Université libre aussi a droit à son campement, revendicatif, sûr d’être du bon côté de l’Histoire, dénonçant le racisme essentiel qui est, chacun devrait le savoir, du moins eux ils “sachent*“, le propre de la race des Juifs.
Que des étudiants s’émeuvent de la situation à Gaza, c’est compréhensible et, même, probablement bien. On aimerait que toutes les injustices bénéficient de leur lutte avec le même acharnement mais bon, on ne peut pas être partout (à Gaza, à Be’eri, au Yémen, sur les terres des pensionnats de Colombie britannique, au Xinjiang, en RDC, en Abkhazie, en Ukraine, ou avec les otages toujours retenus par le Hamas et ses amis dans les tunnels de Khan Yunis, morts ou vivants…).
En fin de semaine dernière, l’Union étudiante de l’ULB publiait un brave tweet dénonçant la Soirée Conférences-débats: Israël Palestine, où va-t-on? qui doit se tenir le 3 juin avec Pierre Haski (président de RSF), l’historien Vincent Lemire, la professeure de relation internationale Elena Aoun et Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France.
C’est évidemment ce dernier intervenant qui chagrine nos résistants en hoodie: “Nous ne pouvons accepter qu’un représentant d’un état fasciste, suprémaciste, d’apartheid, de racisme basé sur la spoliation des terres palestiniennes et le nettoyage ethnique depuis sa création, vienne justifier et défendre les intérêts de l’État israélien, de surcroît en plein génocide**“, expliquent-ils.
En apprenant la nouvelle, nous avons vérifié deux fois la date, étions-nous le 1er avril? Las, non. Ce compte X était-il un des nombreux et parfois délicieux comptes parodiques que nous aimons tant? Pas plus.
À quel niveau de médiocrité intellectuelle, culturelle et historique faut-il se trouver pour refuser la parole à Élie Barnavi lorsqu’on prétend défendre les droits des Palestiniens? Rappelons juste en quelques mots qui est Barnavi, que vous avez d’ailleurs plusieurs fois croisé dans nos pages. Élie Barnavi est un universitaire, un historien qui a été directeur scientifique du Musée de l’Europe à Bruxelles, et c’est un excellent auteur – nous ne saurions trop vous recommander ses Confessions d’un bon à rien parues il y a 2 ans. Mais Élie Barnavi a aussi été ambassadeur d’Israël en France de 2000 à 2002 (sous un gouvernement de gauche, donc). Voilà son crime. À moins que son crime ne soit simplement d’être israélien et/ou juif.
Élie Barnavi est un intellectuel de gauche particulièrement engagé pour la défense des droits des Palestiniens, contre Netanyahou, l’extrême-droite israélienne et les messianistes, et contre la main-mise ultraorthodoxe sur certains pans de la vie civile israélienne. Pas juste intellectuellement, cet homme est engagé concrètement. Il a ainsi enseigné plusieurs années à l’Université palestinienne Al-Quds de Jérusalem. Et signé un nombre incalculable de tribunes courageuses et exigeantes.
On ne va pas ici citer tous les écrits audacieux de Barnavi, il y en a beaucoup trop. Mais enfin, rappelons tout de même qu’il signait, le 8 octobre, oui, le 8, le lendemain du jour maudit, un texte puissant et implacable dans Le Monde: “L’attaque du Hamas résulte de la conjonction d’une organisation islamiste fanatique et d’une politique israélienne imbécile”. Alors que nous étions tous hébétés, prostrés, ou dans un demi-déni, Barnavi, rationnel et posé, parlait de la prévisibilité de cette attaque, du “cauchemar” qu’elle représentait, et de la responsabilités des fanatiques et des imbéciles (les deux termes sont interchangeables) aux commandes.
La semaine dernière encore, Barnavi co-signait une lettre avec 16 autres personnalités qui appelaient notamment: “La reconnaissance d’un État palestinien est une question de principe et de justice historique”, priant pour que cette guerre affreuse ne devienne pas “un énième chapitre dans la longue histoire de violence entre Israéliens et Palestiniens”. Celui qui, sur les antennes de la RTBF, disait, le jour-même de Yom haZikaron, veille de la fête de l’indépendance israélienne, “Je ne parierais pas un kopeck sur l’intelligence politique” du cabinet Netanyahou, a aussi signé une tribune dans Le Monde le 4 mai, dans laquelle il réitère son appel à “reconnaître un État palestinien, maintenant”.
Voilà, ça c’est Élie Barnavi. En face, nous avons affaire à des étudiants (comment diable sont-ils arrivés jusqu’à l’université?) qui ne lisent rien, n’apprennent rien – pourquoi le feraient-ils? ils savent, eux, ou plutôt, “ils sachent”. Des idiots qui ont décidé qu’ils avaient raison sans jamais s’interroger ni écouter (alors, quant à entendre…), des imbéciles qui, malheureusement, font du mal, à l’université, au savoir, aux Juifs, aux Israéliens, aux étudiants belges et, surtout, aux Palestiniens.
Sur la chaîne belge LN24, Barnavi concluait, tristement: “Ne reste plus que ça. Vous êtes israélien, vous êtes juif, donc vous êtes interdit de parole. C’est une conception épouvantable de la liberté académique”. Celui qui venait, plus poliment que notre “insondable connerie”, de qualifier ce comportement d’“abyssale ignorance”, s’y définissait ainsi: “Je suis une voix claire, pas nuancée. Je suis un patriote israélien, je suis hostile à l’occupation, je suis pro-palestinien depuis toujours, je crois que les Palestieniens ont les mêmes droits que moi et qu’ils ont droit à un État à eux, je me bats pour cela, nous sommes nombreux en Israël à le faire”.
Un jour peut-être viendra le temps de s’interroger sur ces va-t-en-guerre d’Instagram, sur leur responsabilité. Sur ces étudiants américains qui peuvent tranquillement dénoncer les Juifs comme génocidaires, colonialistes et suprématistes (voir la lettre des étudiants de Columbia) sur la terre même du génocide implacable et irréversibles des populations autochtones d’Amérique. Sur ces étudiants arabes des facs occidentales qui n’ont pas bougé un orteil contre Bachar El-Assad, pour les Ouïghours, pour les Yéménites, ni même pour dénoncer la réponse disproportionnée des Américains ou des Français aux attentats qui les avaient meurtris. Sur ces étudiants européens qui trouvent enfin une façon de solder la terrible responsabilité du silence ou parfois de la participation de leurs pères dans la Shoah (“Ils ne nous pardonneront jamais ce qu’ils nous ont fait”). Sur tous ces gens qui ne peuvent pas entendre qu’un Juif de Diaspora prie pour la survie d’Israël quand il leur semble acquis qu’un Marocain, un Pakistanais, un Indonésien, un Breton ou un Berrichon est autorisé à prendre la “cause palestinienne” à son compte.
Parce que nous, nous sommes bien d’accord que le gouvernement Netanyahou actuel est une aberration meurtrière; que les précédents ont été catastrophiques; que dans ce gouvernement s’expriment volontiers des leaders aux intentions génocidaires et suprémacistes. C’est précisément pour ça que, avec des centaines de milliers d’Israéliens, avec Élie Barnavi, nous les combattions pied à pied jusqu’au 7 octobre. C’est pour ça qu’il nous est si insupportable de les voir, eux, mener cette guerre-ci à leur façon.
Mais si c’est pour nous re-jouer Durban 2001 où, à quelques jours du 11-Septembre, la communauté de Ceux-qui-savent utilisait la tribune d’une Conférence contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance pour ostraciser Israël, les Israéliens et tous les Juifs d’une même voix (juste, forcément, puisque, elle, elle “sache”), que les étudiants de l’ULB, de ScPo, de UCLA ou d’ailleurs commencent par faire leurs devoirs: il s’agirait de lire, d’apprendre, d’être un peu humbles pour, enfin, apporter quelque chose de constructif à la pacification de leur monde décidément bien fier de son inculture.
NB: le terme “éliminationiste” dans le titre de cet article, nous l’empruntons à la brillante et sensible écriture de Flora Cassen qui, décidément, a une patience louable pour tenter d’infléchir le monde en bien, dans son article publié dans Haaretz le 10 mai: “Ni antisémites ni antisionistes: un terme plus précis pour les manifestants qui veulent se débarrasser d’Israël”.
PS: la rectrice de l’ULB, Annemie Schauss, a répondu à ces étudiants demandant l’exclusion de Barnavi par un cinglant et efficace “Jamais”. La conférence aura donc bien lieu. Elle s’annonce extrêmement riche d’enseignements pour qui veut apprendre. Alors si vous êtes dans le coin, allez-y, on vous remet le lien.
* Du verbe “sachoir” qui, comme le verber “croiver”, appartient au langage parodique sur Internet et les réseaux sociaux à propos de conspirationnistes, complotistes et autres platistes qui, eux, sachent bien des choses tandis que nous croivons bêtement que la connaissance est faite de rencontre et de lectures.
** Sur le concept de génocide, lisez notre article didactique