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Ce carnet de Mira Niculescu a été écrit ce dimanche matin 19 janvier, alors que le processus de libération des trois premières otages de ce nouvel accord semblait perturbé et retardé et que le doute demeurait sur sa concrétisation. Peu après 17 heures, heure de Paris, on a eu la confirmation que trois femmes, Doron Steinbrecher, Romi Gonen et Emily Damari étaient entre les mains de l’armée israélienne, en route vers le territoire israélien. Nous publions le texte de l’attente de Mira tel que nous l’avons reçu vers 6h30 à Paris et, en italique en fin de texte, ce que Mira a voulu ajouter après l’annonce de la libération des trois femmes.
Les semaines redoutables
Chaque année à l’automne, les juifs traversent des Yamim Noraïm: les “jours redoutables”.
Entre Rosh haShana (où l’on célèbre la naissance du monde en trempant la pomme dans le miel), et Yom Kippour (où l’on jeûne en vue de la renaissance de soi), les Juifs se tiennent droits pendant que leur âme passe devant le “Roi du monde”, en espérant être inscrit dans le livre de la vie.
Depuis octobre 2023, les jours redoutables sont restés figés dans le temps.
Et depuis mi-janvier 2025, alors qu’Israël a enfin signé avec le Hamas un accord cessez le feu contre une libération tant attendue de ses otages, nous voilà entrés dans une autre période suspendue hors du temps, d’autres jours autrement redoutables.
Les captifs seront rendus au compte-gouttes. Qui vivant et qui dans un sac. Qui, quand et comment. Qui dans quel état, visible ou invisible. Qui, et même si.
Et on paie tout cela au prix fort: contre la libération des otages israéliens enlevés lors du pogrom du 7 octobre, la remise en liberté d’un millier de prisonniers palestiniens condamnés pour terrorisme. On est bien entrés dans six semaines redoutables.
Lire le deuxièmes texte des Semaines redoutables, « Vendredi 24 janvier, le temps arrêté »
Sur le même sujet, lire le « Journal photo de l’attente » de Sarah Ohayon
Aujourd’hui on attend leur retour.
Je ne sais pas quoi faire de moi-même.
Je suis allée me coucher tôt pour me lever avant l’aube.
Je ne pouvais m’endormir.
Moi qui me croyais calme à la perspective de leur retour, l’émotion bouillonnait, les images foisonnaient.
Je pensais à tous ceux qui, au même moment, se retournaient peut-être dans leur lit, ou sur le sol de leur captivité, les yeux grand ouverts.
Et puis pendant cette nuit noire, la dernière nuit d’attente avant la fin de leur captivité, je me suis réveillée plusieurs fois.
Les images revenaient. Je les imaginais respirer, elles aussi, là où elles sont.
Savent-elles qu’elles vont sortir? Leur a-t-on dit? Y croient-elles?
Dans quel état sont-elles?
Naama, on ne l’a pas vue depuis.
Romi non plus.
La maman de Kfir et Ariel non plus.
On ne sait même pas si elle est vivante; on ne sait même pas s’ ils sont vivants.
Et puis on ne sait pas dans quel état on va les retrouver.
Je me souviens de l’image d’Eden, filmée par une caméra diffusée par le Hamas quelques jours avant qu’on la découvre morte. La belle Telavivienne solaire ressemblait à un spectre.
Eden avait été achevée à bout portant dans le bout de tunnel dans lequel les six étaient parqués, lorsque Tsahal les a retrouvés, deux jours plus tard. Un tunnel dans lequel on ne pouvait pas se tenir debout. Ils devaient pisser dans une bouteille d’eau et aller déféquer dans un coin. Pas d’air. Et la nourriture, je n’ose même pas y penser.
Maigre, creusée, épuisée, Eden était devenu un lambeau de jeune femme qui avait l’air d’une vieille décharnée à bout de vie. Quand son cadavre a été soulevé, il pesait 35 kilos.
Peut-être que Or était un de ceux qui l’ont prise dans leurs bras.
C’était sa tâche, lors de cette guerre: issuf ‘hallalim, collecte des corps.
Je l’ai rencontré à Goa, en novembre dernier. C’était tout juste quelques mois après sa sortie de Gaza. Il venait d’y passer quatre mois.
Il avait l’air, comme tous, d’un jeune en vacance; chemise à motifs, allure nonchalante, parlant avec tous, des éclats de rire d’un group à l’autre, lors des dîners de shabbat organisés par le Beit haYehudi ou le Chabad.
Sa bouche souriait.
Ses yeux étaient un gouffre.
Nous, on les attend vivantes et on ne sait pas ce qu’on va retrouver.
On ne sait pas non plus qui on va retrouver, si on va les retrouver.
Et puis on a encore peur qu’au dernier moment quelque chose ne change.
Aujourd’hui on attend la libération des “femmes et des enfants”.
On attend en particulier la libération des tatspitaniot, des femmes encore enfants, ces jeunes filles dont la tâche, à l’armée, était de surveiller les caméras de contrôle à la frontière de Gaza.
Tant d’entre elles avaient prévenu leur hiérarchie militaire, depuis un an, que quelque chose se passait. Elles ont été réduites au silence.
L’une d’elles avait même prévenu, à deux heures du matin, le 7 octobre, qu’il y avait du mouvement à la frontière.
Cela a été ignoré.
Elles ont été les premières prises.
On les voit sur un court extrait filmé en caméra Gopro par les jeunes du Hamas qui les ont enlevées, plaquées contre un mur, les mains attachées, le regard hébété, des filets de sang qui coulent sur le visage.
Elles ont dû se prendre des coups de crosse de fusil sur la tête.
Le reste, je n’ose pas imaginer.
Résistance, de prendre des gamines de 18 ans encore en pyjama et de leur péter la gueule?
Je me retourne dans mon lit et je pense à Naama, dont l’image saisie un instant, dans l’extrait vidéo filmé par l’un de ses ravisseurs, la montre, sortie de l’arrière du pick up dans lequel on l’avait emmenée, poussée rudement vers l’avant de la voiture, les mains attachées dans le dos, et dans un éclair, la grosse tâche ronde de sang sur le jogging gris clair, au niveau des fesses.
Je pense à sa mère, qui a vu ces images.
À sa mère, Ayelet, qui a fait tout ce qu’elle a pu pendant cette année et demie pour faire sortir sa fille. Qui racontait lors d’une interview l’année dernière le meilleur conseil, reçu par sa sœur, l’année dernière: “quand tu es au cœur d’une tempête, continue d’avancer.”
Alors elle a continué à avancer; et cette nuit elle avait pu se dire: “demain je vais revoir ma fille.”
Je pense aussi à tous ceux qui ne reverront pas leur fils.
Aujourd’hui, je pense aussi à tous les hommes qui restent derrière; à Keith, dont le visage émacié, pâle, saisi par le Hamas lors de sa captivité, le visage de la vulnérabilité, imprimé sur de grands posters “et si c’était ton père”? hante les rues de Jérusalem.
Je pense à Sagi qui a été enlevé à sa famille et n’a pas vu naître son dernier enfant.
Je pense aux jeunes hommes, Idan Alexander, filmé pour la première fois par le Hamas il y a quelques semaines, dans une autre de ces vidéos que je n’ai pas voulu voir, comme celle de Liri Albag dont on a eu ainsi le premier signe de vie juste il y a deux semaines, et que l’on espère retrouver aujourd’hui, libre.
Oui les jeunes hommes en âge de se battre, les ennemis de choix du Hamas, ont moins de chance. Eux, ils ne sortent pas aujourd’hui.
Nous, selon l’accord actuel, on reçoit 33 corps d’otages, vivants et morts. Eux 1000 prisonniers, en grande partie des terroristes, condamnés à vie, comme l’était Yahya Sinwar lorsqu’il a été libéré, avec les 2.500, contre Gilad Shalit.
Bien sûr on pense tous à cela aujourd’hui.
Bien sûr on a peur.
Le prochain Sinwar est-il dans le groupe des mille?
Mais, malgré une minorité de la population israélienne qui s’oppose à cet échange, on a décidé de prendre le risque.
Dans ce double-bind impossible, on a choisi de récupérer nos captifs. Quel qu’en soit le prix.
Bien sûr, à ce prix là, on se demande tous pourquoi on ne l’a pas payé avant. On aurait pu sauver Eden. Et Hersh. Et Carmel. Et Almog. Et Alexander. Et Ori. Et tant d’autres.
Ce sont des questionnements dans lesquels il vaut mieux ne pas entrer.
Aujourd’hui je pense à la mère d’Idan, à la mère de Matan, à la mère d’Omer. Omer qui avait tant soutenu Itai Regev, qui avait été, lui, libéré en novembre 2023.
En réalité, aujourd’hui, on en attend trois. Seulement trois doivent sortir aujourd’hui, et le reste des trente au compte goutte, sur 42 jours. Trente, sur 98, morts et vivants.
La libération devait commencer ce matin, 8h30 [7h30 à Paris].
Le Hamas, qui était engagé selon l’accord à donner les noms 24 heures à l’avance, ne l’a toujours pas fait.
Il est 7h28 heure israélienne.
Le Hamas, pour des “raisons techniques”, n’a toujours pas donné les noms de celles qu’ils vont libérer.
Les mères, les pères, les sœurs, les amis, les amoureux, ne savent pas qui va sortir.
Est-ce la mienne qui va sortir, ou celle de quelqu’un d’autre?
Certains, dans leur douleur, sont épargnés de l’agonie de l’incertitude.
Pour Sapir Cohen, ce n’est pas compliqué.
Elle sait que son compagnon, Sasha, n’est pas sur la liste.
Sapir, une Telavivienne ‘hilonit (non religieuse) qui avait découvert sans savoir pourquoi un psaume de David les mois précédant son enlèvement, et qui avait soudain réalisé, le 7 octobre, que c’était pour ce moment-là qu’il lui avait envoyé.
Ce psaume qu’elle avait répété tous les jours pendant six mois, avant le 7 octobre, et qui devint son mantra pendant ses 55 jours de captivité:
יְהֹוָ֤ה ׀ אוֹרִ֣י וְ֭יִשְׁעִי מִמִּ֣י אִירָ֑א יְהֹוָ֥ה מָעוֹז־חַ֝יַּ֗י מִמִּ֥י אֶפְחָֽד
L’Éternel est ma lumière et mon secours.
De qui aurais-je peur ?
L’Éternel est le soutien de ma vie.
De qui aurais-je peur ?
אִם־תַּחֲנֶ֬ה עָלַ֨י ׀ מַחֲנֶה֮ לֹא־יִירָ֢א לִ֫בִּ֥י אִם־תָּק֣וּם עָ֭לַי מִלְחָמָ֑ה בְּ֝זֹ֗את אֲנִ֣י בוֹטֵֽחַ׃
Si une armée m’assiégeait,
mon cœur n’aurait aucune crainte ;
si la guerre se levait contre moi,
je serais toujours confiante
Après un moment de panique quand le Hamas était tombé sur elle, le psaume l’avait rendue libre de la peur. Et il l’avait rendue capable d’aider les autres, là-bas.
Et puis elle avait été libérée, en novembre 2023. Sasha, y est toujours.
Lui, il ne sort pas aujourd’hui.
Elle l’attend encore.
On a eu les noms dans la journée. Trois jeunes femmes. Doron, Romi, Emily.
Trois précieux êtres humains.
Aujourd’hui entre quatre et cinq heures, pendant une réunion de travail sur Zoom, j’allais tous les quarts d’heure vérifier les mise à jour sur le site d’information Ynet.
Soudain, on nous indique qu’elles étaient transférées à la Croix Rouge à Gaza City.
Soudain, elles étaient transférées à Tsahal.
Les voici maintenant chez nous.
Toutes les chaînes de télé en parlent. Les gens sont debout à Tel Aviv sur le Kikar haHatoufim [la place des otages].
On en a entraperçu une, tresse serrée sur petit visage apeuré, vêtue de rose, coincée dans un camion entre des combattants du Hamas vêtus de noir, cagoule et cache visage noirs, lunettes de soleil pour certains, le bandeau vert à écriture en arabe. Elle descend au milieu de la foule.
On voit sur une autre vidéo un groupe de familles qui suit en live le transfert de leur fille. Le père de Romi fond en larmes.
Pour les autres, il faudra attendre encore sept jours.
Lesquels, on ne sait pas encore.
On attend.
Retrouvez les autres carnets de Mira:
– On a tué Sinwar. Et ce qu’on doit apprendre de Hillel
– Debout par terre
– Ma lumière
– Le ciel sans Hersh
– 9 mois depuis le 7 octobre, la pire des gestations
– Yom haAtsmaout après le 7 octobre: « Zionism is beautiful »
– Yom haZikaron après le 7 octobre: apprendre d’eux
– Pessah en guerre, une poésie du nous
– 6 mois de guerre: la nouvelle solitude d’Israël
– 100 jours, le carnet des otages
– Troisième carnet de guerre
– Deuxième carnet de guerre
– Carnet d’une semaine de guerre