“Ce Journal m’a permis de transformer cette guerre en quelque chose d’autre”

Que peut écrire un romancier après le 7 octobre? Quel soutien trouver dans les textes des autres? Comment partager avec les siens, et notamment ses enfants? Et quelle aide apporter à son pays en état de choc ? Ces questions orientent notre entretien avec l’écrivain Dror Mishani lors de son passage à Paris.

Dror Mishani Au ras du sol – Journal d’un écrivain en temps de guerre ,
traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 2025, Gallimard, 20,50 €

Il y a des livres qu’on aimerait ne pas avoir écrit. C’est en substance ce qu’écrit Dror Mishani de son Journal d’un écrivain en temps de guerre, intitulé Au ras du sol. Cette perspective au “ras du sol” est la sienne dans tous les romans policiers depuis Une disparition inquiétante. Son lieu est Holon, son milieu la classe moyenne d’origine orientale. Mais tout est bouleversé le 7 octobre : il est à Toulouse pour un festival du polar quand Marta, son épouse, l’appelle. Dès lors, le sentiment d’une catastrophe possible le traverse. Le Hamas a commis ces massacres, l’Iran et le Hezbollah peuvent attaquer Israël, et ce qui s’est passé « là-bas » (ainsi nomme-t-on Auschwitz) peut recommencer, autrement.

Entretien avec Dror Mishani

par Norbert Czarny

Vous utilisez l’expression « Vu de l’arrière-cour » ou « au ras du sol » pour caractériser votre point de vue dans vos romans policiers comme pour ce Journal. Pouvez-vous nous l’expliquer?

Le titre en hébreu est très différent : c’est « la petite image » ou « le petit détail dans l’image ». Mon éditrice française a choisi « au ras du sol » en se référant à mon roman Un simple enquêteur. Dans le Journal, j’évoque une théorie qui a couru sur les réseaux sociaux. Selon cette théorie ou plutôt cette rumeur, les événements du 7 octobre n’avaient rien à voir avec ce qui se passe ici, le conflit, l’occupation : en réalité, c’était un conflit entre la Chine, les États-Unis et la Russie dans lequel nous ne serions que des pions. 
J’ignore ce qu’il en est de cette rumeur mais je ne l’accepte pas. Si nous ne sommes que des pions, je ne suis pas responsable et je ne peux rien faire. Je préfère regarder et raconter au ras-du-sol, là où je suis responsable et peux agir. Je peux considérer les visages, ceux des miens, de mes amis, et des Palestiniens. C’est pourquoi je trouve ce titre juste.

Le titre d’un des chapitres est « La grande guerre a commencé ». Pourquoi cette expression?

Nous avons toujours vécu dans la guerre. À quarante-neuf ans, j’ai connu la première guerre du Liban en 1982 – mon père était alors combattant, je ne l’ai pas vu pendant plus d’un mois, j’avais peur. Puis il y a eu les intifadas, la Guerre du Golfe, les attentats, d’autres conflits.
Quand j’ai vu ce qui se passait le 7 octobre, j’ai senti un changement radical. Mais en même temps, l’expression “grande guerre” n’est pas exacte. On est dans la même guerre continue qui a commencé il y a des décennies, avec des trêves. 
J’entends encore un autre écho, perçu comme tel par beaucoup d’Israéliens et j’ai réagi comme tout le monde au début. C’était comme si la Seconde Guerre mondiale recommençait, ou envahissait notre imaginaire. C’est maintenant notre problème. Pour un certain nombre d’Israéliens, cette guerre est la continuité de 39-45. Cette perception est inexacte et nous conduit à mener une guerre de vengeance non seulement contre les Palestiniens mais contre le fantôme de notre passé. J’entretiens donc un grand débat avec ce terme de « grande guerre ».

Vous décrivez différentes visions de la guerre, celle des médias comme miroirs du pays en guerre, pourriez-vous développer?

Je ne sais pas si des Français peuvent comprendre à quel point les écrans focalisent l’attention du peuple israélien. C’est 24 heures sur 24. Depuis le 7 octobre a débuté une émission qui ne s’est pas interrompue depuis. La même émission se poursuit. 
J’ai l’impression que pour l’Israélien et le Palestinien moyen, l’intérêt est que la guerre s’arrête. Il n’en va pas de même pour la chaîne de télévision. Elle veut consciemment ou inconsciemment que cela dure. Elle travaille pour susciter des émotions, et en particulier la haine. Les chaînes de télévision ne cherchent pas à calmer la fièvre, à penser, à prendre de la distance, ce à quoi les journalistes devraient s’employer à faire. J’évoque dans le Journal un présentateur qui veut que ce soit dramatique. On veut que ces journalistes ou présentateurs répètent les mêmes propos, en boucle.

Vous parlez souvent de la « photo de victoire ». Qu’est-ce que cela signifie?

On la cherche mais ce serait une photo de l’humiliation des Palestiniens. Est-ce là la victoire? La défaite du 7 octobre a été choquante, elle a donné une image d’impuissance et réveillé tout ce que l’on cherche à effacer depuis 1945. Depuis, on essaie d’effacer, par la destruction de Gaza et par les images d’humiliation. Ces photos de Gaza parlent pour le présent, elles valent à court terme, mais elles susciteront la guerre dans dix ou quinze ans. Les Palestiniens voudront les effacer à leur tour et ce sera une guerre sans fin. Cette image de la victoire est celle de nos futures défaites.

Quelle proportion d’Israéliens pensent comme vous?

Je pense que cela représente une minorité mais il y a une telle fatigue de la guerre, des guerres successives… Cela peut donc changer. Aucune réponse armée n’a fonctionné. Le chef d’État-major actuel envisage de réoccuper Gaza. Rien ne dit que les réservistes très sollicités depuis le 7 octobre accepteront de venir. On sait maintenant que la question des otages n’est pas la priorité du gouvernement.

Est-ce qu’une commission d’enquête indépendante a des chances de faire basculer l’opinion publique?

Je ne pense pas. Une commission établira les responsabilités des uns et des autres, mais la vraie justice est de reconnaître les Palestiniens comme nos voisins libres et égaux. L’armée sortira renforcée mais notre idée de supériorité n’aura pas disparu. Nous continuerons de décider pour eux.

Vous parlez des « chasseurs », ces personnes qui traquent les opinions contraires, les oppositions à la poursuite de la guerre et ceux qui entretiennent des relations avec les Palestiniens.

C’est un danger que de confondre toute opposition avec de l’antisémitisme. 
Si l’on empêche tout autre point de vue, le vrai risque à long terme est de fracturer la société. Imaginons que nous gagnions la guerre. Mais la « gagner » est-ce possible si l’on ne reconnaît que sa propre douleur? Si l’on ne permet aucune critique? J’espère que le « chasseur » ne l’emportera pas.

Cette guerre se déroule aussi au sein de votre famille, avec des réactions très diverses. Qu’est-ce qu’une guerre à travers la famille?

J’ai envie de dire que ce Journal est le premier « roman familial » que j’écris. Dans un passage, je raconte une visite avec ma fille chez ma mère. On s’aperçoit combien les positions jouent. Ma mère me reproche de ne pas m’identifier au groupe, de ne pas ressentir ce que les autres éprouvent. 
L’ultime chapitre du livre appartient à ma fille. Elle est la dernière que l’on voit et entend dans le livre. Nous discutons. A priori, on donne raison à l’enfant, pour l’encourager à défendre son point de vue. Cette fois-là, je m’appuie sur mon expérience de « vieux ». Elle entend mieux mes arguments.

Venons-en aux dilemmes de l’écrivain: que faire pour correspondre à la situation vécue?

Dans un premier temps, je me sentais complètement impuissant, perdu sans l’écriture et, dès le 7 octobre, dans l’incapacité de lire. Puis j’ai pu reprendre. La lecture qui m’a sauvé est celle sur le thème de la guerre, en général : Natalia Ginzburg évoquant la Shoah, Stefan Zweig avec Le monde d’hier, l’Iliade bien sûr. J’ai trouvé dans ces livres deux choses. La première chose que j’y ai trouvée, cela peut paraître bizarre, c’est le confort. Je me demandais en m’apitoyant sur moi-même pourquoi ça m’arrive, ici et maintenant. En lisant les auteurs cités, tu relativises. Tu prends en considération la vraie grande guerre qui a commencé avec les Grecs et les Troyens. C’est la perpétuelle grande guerre des humains, qui ne finit jamais. « La misère de l’humanité est une demi-consolation », dit l’hébreu.

Ces livres m’ont permis de penser la guerre. Un jour, j’ai sorti de ma bibliothèque un recueil de nouvelles japonaises, publié en France. L’auteur est Edogawa Ranpo (anagramme d’Edgar Allan Poe). Je me trouvais loin et dans une autre époque. J’ai donc lu La chenille. Or cela parle de la guerre. Une femme s’occupe de son mari mutilé, défiguré pendant une guerre qui s’est achevée depuis trois ans. En apparence, elle le traite avec bonté, mais en réalité avec cruauté. Au sommet de la nouvelle, elle veut le tuer.

La cruauté en question est née pendant la guerre. À la fin de la nouvelle, elle en prend conscience et voit la possibilité de guérir de sa cruauté. Reconnaître la cruauté née en nous est le plus important. Quelques mois plus tard, la lecture m’a permis d’être ailleurs. J’ai lu avec un vrai plaisir d’enfant des romans sans lien avec ce présent.

L’écriture aussi vous a sauvé, non? 

En effet, ce Journal m’a permis de prendre du recul, de transformer cette guerre en quelque chose d’autre. Mais écrire de la fiction m’est difficile. Je suis dans le combat.

Vous citez Joseph Roth: « Il ne s’agit plus d’inventer des histoires. Le plus important, c’est d’observer. »

Pour le moment, je crois, les journalistes sont plus importants que les auteurs de fiction. Il faut essayer d’écrire la vérité, de combattre pour la vérité. La forme du journal de guerre permet de capter ce moment. J’ai cependant repris l’écriture du roman policier que j’avais commencé, mais il est « défiguré », déformé par la guerre. Je rêvais d’être le Simenon israélien, d’écrire tout le temps, des romans en-dehors du temps et du lieu. Mais écrivant dans une langue ancienne et minoritaire, je n’ai pas le privilège d’écrire des romans détachés de l’Histoire.

Ce Journal est paru le 7 mars 2025 en hébreu. Pourquoi si tard?

Mon intention était de ne pas le publier en hébreu, parce que j’exposais ma famille, j’évoquais mon service militaire, et je faisais le lien entre littérature et politique alors que, dans mon activité quotidienne, je distingue ces deux champs. Mon éditrice israélienne a tenu à ce qu’il paraisse, pour qu’un débat naisse. J’ignore quelles seront les réactions mais je suis très heureux de cette parution.

Propos recueillis par Norbert Czarny

  • Ismaël El Bou-Cottereau

Israelis for Peace, un collectif d’Américains et d’Israéliens qui pensent l’après-guerre

Fondé après le 7 octobre 2023, Israelis for Peace réunit des personnes juives et/ou israéliennes vivant aux États-Unis qui demandent à la fois la libération des otages, un cessez-le-feu permanent à Gaza et la fin de l’occupation. Ses militants ne se retrouvent ni dans les discours d’une certaine gauche américaine ni dans ceux portés par certaines associations communautaires. 

 

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