Elle semble à l’aise dans ce bureau chic et spacieux où se côtoient plusieurs grands avocats du Barreau de Paris. Avant de m’accueillir, je la découvre discutant de l’actualité de la juridiction d’appel avec une consoeur, donnant des chocolats à l’une des secrétaires du cabinet, et vérifiant si elle n’a pas reçu de nouveaux courriers. Cela fait cinq ans maintenant que Maître Nathalie Crohen a intégré ce bureau partagé du boulevard Saint-Germain, cinq ans qu’elle y a pris ses marques.
C’est lors d’un dîner de récolte de fonds organisé par le FSJU pour son projet La maison de Léa – une structure du FSJU et de Lev Tov destinée à accueillir des femmes ayant quitté un mari violent – que je rencontre cette avocate. “Vous êtes journaliste”, demande-t-elle, me voyant micro à la main. “Parce que je peux vous en raconter des histoires sur des femmes juives qui veulent divorcer.”
Depuis cinq ans, Maître Crohen intervient principalement en droit de la famille. Son domaine: les simples affaires de divorce, mais aussi, les affaires plus épineuses d’inceste et de violences conjugales, qu’elles soient physiques, sexuelles ou psychologiques. Après avoir suivi une formation spécialisée, qu’elle doit continuer de suivre vingt heures par an, Nathalie fait désormais partie des avocats du Barreau de Paris désignés dans le domaine des violences faites aux femmes. Elle y a appris les mécanismes psychologiques et sociologiques, mais aussi les spécificités juridiques pour aider et défendre ses clientes.
C’est un peu par hasard que Maître Crohen s’est mise à défendre des femmes juives souhaitant divorcer d’un mari violent. Juive non pratiquante, Nathalie découvre depuis cinq ans les obstacles auxquels sont confrontées ces femmes en quête du guet. Ce papier, octroyé par la synagogue, certifie que le divorce est prononcé et reconnu par le Consistoire (c’est aussi le cas dans les mouvements libéral et massorti). Mais pour l’obtenir, dans le courant traditionaliste, les femmes sont encore trop souvent dépendantes de la volonté de leurs maris : seuls les hommes ont le droit d’accorder le guet à leur femme. Commence alors un combat contre ces hommes et, parfois, contre toute une communauté. “Dans la majorité des cas, dès qu’elles décident de divorcer ou qu’elles dénoncent des violences, ces femmes sont humiliées au sein de leur propre synagogue”, m’explique Nathalie pour qui les cas se multiplient. Pratiquantes et intégrées à une vie religieuse, ces femmes se retrouvent dès lors seules, livrées à elles-mêmes et sans alliés communautaires sur lesquels s’appuyer. “Elles doivent alors changer de synagogue, ainsi que leurs enfants. Non seulement, elles ne sont pas soutenues, mais elles sont véritablement exclues”.
La plupart du temps, des pressions précèdent les mises à l’écart : les membres de la communauté insistent auprès de ces femmes, leur demandent d’accepter une médiation en présence du rabbin voire, directement, de retirer leurs plaintes. “La communauté emprisonne les femmes qui veulent partir. Par exemple, on leur dit que la Torah interdit de porter plainte, ce qui est absolument faux ! Et ensuite, on leur fait croire que si elles parlent, on leur prendra leurs enfants”, explique-t-elle. Maître Crohen accompagne ces femmes désormais seules : “Je les prépare longuement avant de porter plainte, et je vais ensuite avec elles au commissariat.” Et parfois, tout ce travail paie. Comme avec cette femme dont le mari a été déclaré coupable des violences qu’il exerçait sur elle et sur leur fille, victime d’agression sexuelle. Pourtant, l’affaire était compliquée : le mis en cause était le hazan [chantre] d’une communauté religieuse importante de la banlieue parisienne. Alors que les accusations sont rendues publiques, le hazan est soutenu par une grande partie de sa communauté. Du côté du Consistoire, même soutien : ils iront jusqu’à faire pression sur la femme afin qu’elle retire sa plainte. Mais la “plaignante” tient bon, le procès a lieu et la condamnation tombe : il est rendu coupable des faits et devra porter un bracelet électronique. Le Consistoire n’a plus le choix : le hazan doit partir… en douceur : il obtiendra une rupture conventionnelle.
Peu à peu, Maître Crohen se fait connaître auprès des femmes juives pratiquantes qui ont besoin d’une avocate, ou simplement d’une oreille attentive, de quelqu’un qui saura les écouter, les conseiller, sans jugement. Elle travaille aussi avec l’association Noa Oser le dire, qui propose une ligne d’écoute pour les femmes victimes de violences au sein de la communauté juive. Le bouche à oreilles fonctionne et certaines femmes décrochent leur téléphone. “Je les laisse venir et souvent, il y a de nombreux allers-retours car la prise de conscience est longue et douloureuse”. La sidération est souvent la première étape, celle pendant laquelle les femmes se détachent de leurs corps et deviennent spectatrices des violences qu’on leur inflige. Ensuite, vient la prise de conscience, lorsque la goutte de trop déborde du vase. Les émotions reviennent et font de ces femmes des personnes d’autant plus vulnérables, pour lesquelles une écoute attentive et bienveillante est souvent salutaire. S’ensuit la peur d’agir, d’être considérée comme “la méchante”, d’être responsable de l’explosion de la famille. Combien sont-elles à lui confier, un peu coupables, qu’il est violent mais qu’il “est aussi un bon père avec les enfants” ?
Maître Nathalie Crohen connaît par coeur ces différents moments de la vie d’une femme marquée par le sceau des violences conjugales. “On ne s’implique pas dans une cause comme celle-ci sans raison. Je sais ce que ces femmes ont vécu et vivent encore car je l’ai moi aussi vécu”, me confie-t-elle avec assurance.
Après leur mariage, Nathalie – alors avocate – et son mari construisent leur famille… ils ont trois enfants et des emplois du temps bien chargés. Mais les vies d’avocate, de mère et d’épouse sont difficiles à concilier. Nathalie craque et demande de l’aide à son mari : soit il s’implique davantage, soit elle doit arrêter de travailler. C’est déjà tout vu pour son conjoint : dirigeant de cinq sociétés, il ne cessera pas ses activités et ne ralentira pas son rythme de chef d’entreprise et d’homme politique. Nathalie quitte alors son travail, devient officiellement mère au foyer mais s’occupe désormais bénévolement des entreprises de son mari. Quinze années passent, quinze années de sacrifices, d’effacement de soi… avant que Nathalie se décide à dire “stop” et à demander le divorce. C’est là que débute son calvaire. “Je te mettrai plus bas que terre”, menaçait son mari. Aux menaces s’ajoutent la violence psychologique et enfin, les coups.
Mais Nathalie ne se laisse pas abattre. Peu à peu, elle reprend confiance en elle et se réinscrit au Barreau de Paris. Mais cette fois-ci, c’est en droit de la famille qu’elle oriente son activité. Tant pis pour le chiffre d’affaires. L’important est d’aider les femmes victimes de violences, comme elle.
Depuis notre première rencontre, la situation de Nathalie s’est nettement améliorée : “Je suis enfin divorcée !”, m’annonce-t-elle. Prononcé aux torts exclusifs de son ex-mari, le divorce fait état d’une page et demie de violences de l’ex-mari à l’égard de Maître Crohen selon le jugement rendu. Une reconnaissance à laquelle Nathalie ne s’attendait pas, mais qu’elle avoue bénéfique pour sa reconstruction : “Je ne m’attendais pas à ces conclusions et je dois dire que cette reconnaissance fait beaucoup de bien”.
“Et j’ai même obtenu le guet”, ajoute-t-elle en riant. Elle m’apprend alors que, dans son cas, la procédure pour obtenir le guet n’était qu’une formalité : “Je me suis mariée chez les Libéraux, à Copernic. Un simple échange de mails a suffi . Au Consistoire, il faut payer 750 euros par couple pour obtenir le guet”, en plus des tentatives souvent vaines de médiation.
Partage-t-elle à ses clientes ce qu’il lui est arrivé ? “Non. Mais je leur dis que je sais ce que c’est, que je les comprends. Et surtout, que je ne les juge pas. Cela suffit pour qu’elles perçoivent l’empathie que j’ai pour elles et qu’elles aient confiance en moi”. “Vous savez, poursuit-elle, les violences physiques, c’est ce que l’on voit. Mais le plus courant, ce n’est pas que ça. Il y a surtout les violences psychologiques et les violences économiques. Les femmes qui viennent me voir n’ont aucune idée de ce que leurs maris gagnent, n’ont parfois même pas de compte bancaire. Je dois leur apprendre à chercher certains documents, des relevés bancaires, des avis d’imposition… Elles doivent tout apprendre. Un jour, l’une d’elles m’a demandé : “A-t-on envie de redevenir une femme ?” C’est la réalité qui entoure les violences conjugales : les femmes deviennent des meubles, des êtres transparents. On leur a tellement dit qu’elles étaient des incapables, des bonnes à rien… elles pensent qu’elles ne pourront jamais y arriver”. Nathalie les accompagne dans toutes les étapes de leur parcours. “Évidemment, ce n’est pas facile tous les jours et je suis parfois psychologiquement épuisée”, avoue l’avocate, dont les jours de vacances depuis cet été se comptent sur les doigts d’une main. Une fatigue qui ne l’empêche pas de prendre le recul nécessaire sur son travail : “Lorsque je suis sur une affaire, je ne défends pas mon dossier, je défends un dossier.” Une manière à elle de se préserver.
Car les obstacles sont nombreux et notamment la pression des familles et en particulier des enfants. “L’argent peut tout acheter y compris la parole des enfants. Souvent, les enfants disent que leurs pères sont comme des copains pour eux. C’est un des premiers signes de leur perversion”. Et puis surtout, ces pères “mêlent leurs enfants aux procédures, leur montrent les pièces du dossier pour les amadouer, alors que les mères ne montrent rien, gardent tout pour elles pour préserver les enfants”. Dans ces cas, les enfants, manipulés eux-aussi, sont des victimes collatérales, et restent avec leur père… jusqu’au signalement de trop.
“La justice, les magistrats, la police… Personne n’est assez formé, certains n’ont aucune empathie à l’égard de ces femmes. Or, on a que de l’humain dans nos affaires, il ne faut pas se planter”. Rien n’est organisé non plus au Barreau de Paris pour aider ces avocats. “On ne nous permet pas d’échanger, de se retrouver ensemble pour se conseiller, s’écouter et relâcher la pression” déplore-t-elle. Pour les victimes, le constat est le même : elles ne sont pas assez suivies, elles n’ont pas le soutien psychologique nécessaire. Nathalie connaît alors les astuces, les commissariats bénéficiant d’une assistante sociale et/ou d’une psychologue, les associations venant en aide aux victimes.
Du côté de la communauté juive, les progrès sont encore plus lents, même si les tentatives d’amélioration existent. Alors qu’elle se rendait à la soirée de signature de la Charte d’engagement de lutte contre les violences conjugales du Fonds Social Juif Unifié, Nathalie est la seule à prendre la parole suite aux discours des différents présidents d’institutions juives. Alors que l’un d’eux conseille aux femmes victimes de violences d’en parler aux rabbins, Nathalie intervient : “Je suis intervenue pour dire qu’une recommandation comme celle-ci n’était plus possible. Ce n’est pas le rabbin que les femmes victimes de violence conjugale doivent aller voir, c’est la police ! Seul un rabbin dans la salle m’a soutenue, le rabbin du Raincy”, Moshe Lewin. Mais cette charte souligne tout de même les quelques efforts déployés par les institutions juives et surtout, le travail de certaines associations particulièrement actives dans ce domaine comme Noa Oser le Dire, Lev-Tov ou encore le département social du Fonds Social Juif Unifié.
“Je ne suis la sauveuse de personne” conclut-elle. “On ne guérit pas de ces violences. On peut se relever, mais les blessures sont profondes. Et surtout, tout le monde peut y être confronté. Parmi mes clientes, on retrouve des kinés, des professeures au lycée, même une psychologue clinicienne. Mais ce qu’ont en commun ces femmes, c’est la honte. Mais elles n’ont pas à avoir honte. Car personne n’a le droit de juger ces femmes. C’est dur de parler. Et cela prend du temps d’oser le faire”.