*Commentaire de Rabbi Abraham, fils de Maïmonide et naguid (dirigeant spirituel) du judaïsme égyptien au XIIIe siècle.
Les rapports entre judaïsme et islam s’imaginent aujourd’hui, au pire, comme essentiellement conflictuels et au mieux, comme respectueusement distants. Dans ce papier, je souhaite défendre la thèse que l’Hégire et les conquêtes de l’islam ne furent pas qu’un bouleversement politique pour les nombreux Juifs qui vivaient sur le territoire des califats, mais marquèrent un nouveau début pour le judaïsme, qui en sortit bouleversé.
Cette rencontre fut, en premier lieu, l’occasion d’une révolution paradigmatique dans l’univers juif. Jusqu’alors, les Juifs connaissaient deux catégories religieuses universelles: d’un côté, les Juifs, groupe ethnoreligieux dont la caractéristique affirmée était un monothéisme strict. D’un autre côté, les Gentils, catégorie globale incluant l’ensemble des populations non-juives considérées comme idolâtres. Pour des raisons dépassant le cadre de cet article, le christianisme primitif, associé à Rome, avait lui aussi été catégorisé par les sages juifs comme idolâtre. Avec l’arrivée de l’islam, le judaïsme rencontra, pour la première fois de son histoire, une religion au monothéisme pur – plus pur encore que celui de nombreux Juifs, dira Maïmonide.
Si les Juifs ont toujours eu des échanges avec les populations et cultures environnantes, les liens préislamiques restaient frileux, indirects et souvent inconscients. Mais les conquérants arabes défendaient une religion monothéiste et holistique, aux nombreux points communs avec le judaïsme. Pour la première fois, c’est consciemment que les populations juives acceptèrent une rapide arabisation et un échange théologique accru avec la religion qui était à la fois source d’inspiration et rivale intellectuelle. Deux siècles seulement après l’Hégire, les archives de la guéniza du Caire nous prouvent que les Juifs du Moyen-Orient étaient devenus culturellement arabes. Ils parlaient cette langue et adoptèrent les codes culturels, au point que Saadia Gaon, haute autorité spirituelle des juifs du Moyen-Orient, se lança dans la traduction de la Torah en arabe classique et publia son célèbre Tafsir.
Bien vite, la vie religieuse juive s’inspira également de l’islam. Sous son impact, se développa la poésie hébraïque, à laquelle j’avais déjà consacré un article dans le numéro 175 de Tenou’a, qui impacta jusqu’à nos jours la liturgie juive. Fascinés par la philosophie et la théologie arabe, c’est aussi à cette époque que les sages juifs écriront leurs premiers recueils théologiques et philosophiques, du Livre des croyances et des opinions de Saadia Gaon, au Devoir des cœurs de Bahya Ibn Paquda. Contrairement à leurs frères ashkénazes, niant officiellement tout emprunt culturel, les sages juifs en terre d’islam lisaient tant le Coran que les théologiens musulmans et les citaient sans vergogne.
Pour illustrer mes propos d’une façon un peu plus concrète, je propose d’analyser la figure bien connue de Maïmonide (Espagne, 1138 – Égypte, 1204) et celle plus mineure mais non moins talentueuse de son fils, Rabbi Abraham (Égypte, 1186 – 1237). Tous deux considérés comme les plus hautes autorités rabbiniques de leur temps au Moyen-Orient, le père et le fils s’approprièrent pourtant des pans différents de la culture islamique, à travers lesquels ils tentèrent une revivification du judaïsme, dont les traces perdurent jusqu’à ce jour.
Maïmonide nous a laissé des écrits si nombreux et si divers qu’il serait impossible d’effleurer en un article l’étendue des influences explicites et implicites de penseurs issus de la civilisation islamique sur sa pensée. L’influence la plus flagrante est probablement dans son célèbre Guide des égarés, comportant de nombreuses références explicites et élogieuses à des penseurs tels qu’Al-Farabi, Avicenne ou encore Averroès, auxquels s’ajoutent une infinité d’emprunts théologiques et philosophiques à d’autres écoles de l’Islam. Des siècles plus tard, Maïmonide deviendra la figure de proue de la haskalah européenne, qui posera en axiome du judaïsme contemporain ses idées sur Dieu, la transcendance, le libre arbitre, etc. Le judaïsme contemporain porte donc en lui la marque inconsciente de la civilisation islamique au sein de laquelle Maïmonide produit ses écrits.
Précisons d’emblée que ces influences ne se restreignaient pas aux écrits philosophiques de Maïmonide, mais se retrouvent aussi, moins explicitement, dans ses écrits légaux et dans son code, le Mishné Torah. Par exemple, la liberté qu’accorde Maïmonide au juge doutant d’un témoignage formellement valide semble sémantiquement et philosophiquement bien plus proche de l’école de la mu’tazila islamique que du Talmud. École qui influera d’ailleurs sur plusieurs guéonim – sages juifs de Bagdad – dans des textes faisant encore jurisprudence pour le judaïsme orthodoxe contemporain. Mais l’islam peut aussi influencer en creux, par opposition ou esprit de rivalité. On peut citer par exemple l’importance qu’accorde Maïmonide à l’acceptation de la suprématie absolue de la prophétie mosaïque, au point de l’inclure comme principe de foi séparant les croyants des hérétiques. Nulle trace d’un tel dogme dans la littérature talmudique, qui ne peut s’expliquer que par la menace complexe que représentait l’islam aux yeux des rabbins, la prophétie mosaïque n’étant pas niée mais remplacée (ou restaurée) par celle de Mahomet.
C’est via Maïmonide et d’autres que la foi rationaliste se développa au sein du monde juif et posa les bases médiévales sur lesquelles construiront les maskilim du XIXe siècle. Toutefois, la mystique islamique laissa elle aussi sa marque. Ce que fit Maïmonide avec la philosophie, son fils tenta de le faire avec le mysticisme soufi. Bien que se réclamant de l’héritage de son père, Rabbi Abraham fut à la fois une figure plus conservatrice et plus subversive car, si Maïmonide s’immisçait peu dans les pratiques du peuple, Rabbi Abraham tenta d’imposer sa vision à l’ensemble de la communauté.
Intérioriser des idées soufies au sein du judaïsme, était d’autant plus audacieux qu’il s’agissait implicitement de reconnaître un avantage religieux aux Musulmans, dépassant la simple émulation intellectuelle des philosophes. Rabbi Abraham le fit à grand recours de justifications a posteriori, affirmant que le soufisme n’avait fait que reprendre des idées du judaïsme tombées en désuétude. En s’en inspirant, le judaïsme revenait à sa source. Prônant l’ascétisme et mettant l’accent sur les mouvements intérieurs de la conscience, Rabbi Abraham tenta une série de réformes du culte dans les synagogues de sa communauté. À l’image des Musulmans, il encouragea l’ablution des mains et des pieds avant la prière, la prosternation face contre terre, la génuflexion en remplacement de la position assise etc.
Insistant sur le chemin intérieur de chaque être humain vers Dieu, il semble qu’il ait également accepté des femmes au sein de son cercle de piétistes et avait d’elles une vision bien plus noble que ses confrères influencés par le mouvement rationaliste.
Maïmonide et Rabbi Abraham ne sont que deux exemples parmi une infinité d’autres, qui nous invitent à repenser les relations entre islam et judaïsme. À une époque où les rapports entre Juifs et Musulmans sont essentiellement conflictuels, les fidèles des deux communautés se plaisent à ignorer les rapports étroits et indélébiles qu’ils perpétuent inconsciemment à travers leurs cultes et l’étude de leurs textes sacrés. Le souvenir de ces racines mutuelles peut cependant agir comme un phare dans l’océan tumultueux des conflits, en éclairant une direction ayant déjà fait ses preuves – celle de l’échange culturel et de l’émulation intellectuelle, plutôt qu’une rivalité sans fin et stérile.