D’après le sermon donné par le rabbin Étienne Kerber à la CJL-Paris pour le Shabbat Nitzavim-Vayelekh, vendredi 27 septembre 2024.
Les fans de musique eurodance transe hassidique connaissent bien l’air:
Uman Rosh HaShana Sheli, Ole Al HaKol,
Venez ! Montez tous à mon Rosh haShana.
Que dit le Rabbi Nahman de Bratslav (1772-1810) quand il s’adressa à ses élèves ? Il n’y a rien de plus grand, que d’être chez moi, durant Rosh haShana. Celui qui sera venu chez moi, à Ouman sera heureux tout l’année durant!
De façon surprenante, ce nigun fait parfaitement écho avec le premier verset de Nitsvavim, le passage de la Torah que nous lisons justement cette année, la semaine avant Rosh haShana.
אַתֶּ֨ם נִצָּבִ֤ים הַיּוֹם֙ כֻּלְּכֶ֔ם לִפְנֵ֖י יְהֹוָ֣ה אֱלֹהֵיכֶ֑ם רָאשֵׁיכֶ֣ם שִׁבְטֵיכֶ֗ם זִקְנֵיכֶם֙ וְשֹׁ֣טְרֵיכֶ֔ם כֹּ֖ל אִ֥ישׁ יִשְׂרָאֵֽל
Vous vous tenez tous aujourd’hui, en présence de l’Éternel, votre Dieu: vos chefs de tribus, vos anciens, vos préposés, chaque citoyen d’Israël.
Rabbi Nahman semble prendre exemple sur l’Éternel en demandant à ses Hassidim de se tenir devant lui !
Si à l’époque, le pèlerinage à Ouman était relativement confidentiel, aujourd’hui, ça n’est plus pareil. Ce rendez-vous est un immense événement pour des dizaines de milliers de passionnés des enseignements de Rabbi Nahman. Tous les ans, ils partent pour la synagogue où le Maître passa la fin de sa carrière, dans la ville d’Ouman. Des dérapages existent mais, en règle générale, l’ambiance est absolument fantastique. Danse, chants, étude, joie, le tout dans une ambiance où, bien entendu, l’orthodoxie est la norme. À noter que les écoles de filles Breslev existent, avec les rabbanites à la guitare qui mettent vraiment une ambiance tout aussi géniale que chez les hommes.
Si le judaïsme progressiste s’est méfié du hassidisme depuis sa création jusqu’au milieu du 20esiècle, depuis que les rabbins et chercheurs néo-hassidiques se sont mis à l’œuvre, les enseignements de rabbi Nahman ont trouvé leur place au panthéon des rabbins « approuvé » par tous. Cependant, quand il s’agît d’un pèlerinage, le principe reste encore tabou. Sans même penser à la guerre en Ukraine qui rend le voyage dangereux, l’idée de se rendre sur les lieux où un sage enseignait et où se trouve sa tombe pose question… Un élan de rationalité nous prend. Pourquoi donc un tel voyage? Se rendre en Israël, aller au Kotel, visiter les sites archéologiques, les synagogues, cela fait sens… Mais un pèlerinage? N’y a t’il pas un côté idolâtre à vouloir passer Rosh haShana à Ouman ?
Oui, le pèlerinage a quelque chose qui repousse les rationalistes. On s’en méfie. Cela paraît presque comme une supercherie kabbalistique. Seulement, il faut bien faire attention à ce que promet Rabbi Nahman… Rabbi Nahman ne promet pas la santé – la sienne n’était pas spécialement bonne. Rabbi Nahamn ne promet pas la – il a vécu modestement. Rabbi Nahamn ne promet pas le succès – il ne cherchait pas la popularité et sa cour était de petite taille à l’époque. L’engouement est venu bien après lui. Non, si on se fie au texte, Rabbi Nahman ne promet qu’une seule chose: la joie.
Comment peut-on être joyeux si cela ne dépend pas de la santé, de la richesse ou de la popularité? A priori, ceci vient à contre-courant total des standards de notre société.
Avant même de répondre à cette question, une seconde se pose aujourd’hui… Dans cette période aussi difficile que la nôtre, comment est-il possible de faire de la quête la joie une priorité? Nous avons vécu une terrible année, l’actualité n’a rien de lumineux, et de gros nuages semblent apparaître à l’horizon. La joie ne semble pas appropriée…
Et pourtant, comme l’enseigne Rabbi Nahman, c’est maintenant où jamais que nous avons le devoir, voire même, la nécessité absolue, de travailler à faire brûler le feu de notre joie. Mais pourquoi donc la joie est-elle un devoir?
La réponse se tient sûrement dans le verset précédemment cité:
אַתֶּ֨ם נִצָּבִ֤ים הַיּוֹם֙ כֻּלְּכֶ֔ם לִפְנֵ֖י יְהֹוָ֣ה אֱלֹהֵיכֶ֑ם
Vous vous tenez tous aujourd’hui, en présence de l’Éternel, votre Dieu: vos chefs de tribus, vos anciens, vos préposés, chaque citoyen d’Israël.
Si on se concentre sur le verbe Nitsavim, de la racine Noun-Tsadik-Vet נ-צ-ב, nous pouvons ressentir la puissance du moment. Les Hébreux, tous autant qu’ils sont, se tiennent droit. Devant qui? Devant l’Éternel, la Source de toute vie! Cette force qui nous tient en vie au quotidien et dont nous pouvons également ressentir l’infinie mesure en repensant au chemin parcouru par l’Univers depuis le Big Bang. C’est là que la question se précise: Pourquoi une telle position? Pourquoi debout? Pourquoi debout et pas assis, les yeux fermés?
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Lire à ce propos le poème pour ce Rosh haShana de Mira Neshama: « Debout par terre«
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Ce verset vient nous enseigner que la relation que nous entretenons avec l’Éternel peut être intellectuelle, spirituelle, mystique, rationnelle, etc. mais que, peu importe le chemin que nous empruntons, avant toute chose, notre relation à la spiritualité, à la Torah, à la Source de toute vie, doit se vivre, se vivre en passant par le corps.
Les Hébreux Nitsavim se tiennent devant l’Éternel. Ils ne lisent pas un texte qui raconte comment leurs ancêtres se tenaient devant l’Éternel. Il se tiennent devant l’Éternel. Non seulement eux mais nous tous avec eux également, puisqu’il est écrit:
כִּי֩ אֶת־אֲשֶׁ֨ר יֶשְׁנ֜וֹ פֹּ֗ה עִמָּ֙נוּ֙ עֹמֵ֣ד הַיּ֔וֹם לִפְנֵ֖י יְהֹוָ֣ה אֱלֹהֵ֑ינוּ וְאֵ֨ת אֲשֶׁ֥ר אֵינֶ֛נּוּ פֹּ֖ה עִמָּ֥נוּ הַיּֽוֹם׃
Et ce n’est pas avec vous seuls que j’institue cette alliance et ce pacte; mais avec ceux qui sont aujourd’hui placés avec nous, en présence de l’Éternel, notre Dieu, et avec ceux qui ne sont pas ici (à côté de nous), en ce jour.
De la même façon que la Torah passait par le corps de tous nos aïeux, depuis l’établissement de l’alliance, il est question que cette dernière passe par nos propres corps! L’alliance avec l’Éternel s’établie à la condition de faire l’expérience physique de la Torah. Il faut la laisser nous imprégner, vivre en nous, soutenir tous nos pas. La Torah n’est pas accumulation des connaissances, la Torah est intégration.
C’est donc là qu’une réponse se précise: se rendre à Ouman est de la plus haute importance! Comme nous venons de la montrer, on peut interpréter qu’aller à Ouman est un impératif géographique. Il faut s’y rendre, physiquement, y faire corps. Seulement, sans même parler du problème de la guerre, Ouman n’est pas facilement accessible. Il faut rappeler que Rabbi Nahman s’adressait à des personnes qui n’habitaient pas aux quatre coins du monde. De plus, le très sérieux problème de l’empreinte carbone ne se posait pas à l’époque.
Voilà pourquoi, si nous n’avons pas la possibilité d’aller à Ouman, le secret de l’enseignement de Rabbi Nahman est que nous pouvons laisser Ouman venir à nous. Et nous pouvons le faire en suivant l’enseignement de l’arrière-arrière-grand-père de Rabbi Nahman, qui n’est autre que le Baal Shem Tov, celui autour de qui s’est construit le mouvement hassidique:
אתה נמצא במקום בו נמצאות מחשבותיך
L’être humain se trouve là où se trouvent ses pensées.
Et que représente le voyage vers la ville d’Ouman s’il n’est entrepris qu’à un niveau intérieur et symbolique? Aller rendre visite à Rabbi Nahman, c’est faire le choix d’embrasser sa joie, la faire grandir comme un feu intérieur (métaphore très chère au Breslever). Alors, grâce à cette approche symbolique, nous comprenons. Oui, nous pouvons être à Ouman depuis le secret d’une chambre (ou la chaleur de notre cuisine), et ceci en respectant quelques principes particulièrement importants en ces temps difficiles: cultiver (malgré tout) son optimisme, faire attention à maîtriser sa consommation d’information et de réseaux sociaux, ne pas ressasser les pensées sombres, repousser l’angoisse et bien entendu, toujours, étudier!
Mais pourquoi est-ce primordial et en particulier à Rosh haShana? Parce que justement, ce travail qui nous est demandé entre Rosh haShana et Kippour est un profond travail d’introspection. D’après la tradition, ce dernier est si important que toute l’année à venir en dépend. Mais afin de bien faire, il est primordial de le faire avec plaisir. Tout en étant rigoureux dans notre introspection, ce travail doit être une source de joie. Il faut réaliser que notre tradition nous offre la plus grande des chances: le devoir de nous remettre en question. C’est donc de la joie qu’il faut partir!
Précisons encore que l’importance de la joie ne s’arrête pas là. L’autoanalyse doit être faite le cœur léger. Afin de faire bien, la bienveillance est absolument nécessaire. Les maîtres nous préviennent qu’être trop sévères envers nous-mêmes n’est pas bon. Nous risquons de faire fausse route.
Comme l’enseigne l’histoire hassidique, celui qui souhaite changer le monde doit commencer par lui-même. La joie est donc absolument primordiale afin de bien se préparer à l’exigence spirituelle que demandent les fêtes.
Que nous prenions la direction de ce voyage métaphorique vers Ouman ou que nous le reportions ultérieurement, puisse cette année se dérouler avec autant de joie dans les cœurs que possible. C’est vital, une nécessité!