Check ton “Yih’ous”

PEDIGREE ET MÉRITOCRATIE DANS LA TRADITION JUIVE

© Karl Haendel, Lion Cub 4, 2021, pencil and ink on paper, 59 x 45 inches
Courtesy of the artist and Sommer Contemporary Art, Tel Aviv

La mishna du dernier chapitre de Horayot dresse une liste de préséance digne des carnets de la baronne de Rothschild : le Cohen passe devant le Levi, qui lui-même a la préséance sur un Israël ; un bâtard est préféré à un Gibonite, lequel a lui-même priorité sur le converti, à qui l’esclave émancipé emboîte le pas.

Il ne serait donc question que de rang et de sang. Le mot est tout désigné : yih’ous, ou « pedigree ».

Mais à peine croit-on avoir maîtrisé le protocole que la mishna vient le remettre en question : «Cependant, ces préceptes ne valent que si ces messieurs sont d’égale stature intellectuelle». Si un sage en Torah se trouve être un bâtard, il prend préséance sur le plus saint des prêtres.

Mais gardons-nous de trop vite célébrer la méritocratie ainsi instaurée : l’histoire – et la mishna – est écrite par les vainqueurs. Et si le prêtre ignorant est ici moqué, c’est pour mieux asseoir le pouvoir d’une élite d’un genre nouveau : les sages de la Torah, ces rabbins dont le statut, s’il n’est pas héréditaire par nature, se transmet souvent de père en fils. Mais le Beit Midrash [la maison d’étude] n’est pas pour autant un vase clos. Le Talmud regorge d’histoires d’ascensions sociales fulgurantes, de reconversions imprévues. S’il ne passe pas sous silence la corruption de la vieille noblesse, ses pages sont parsemées de sentences lapidaires contre le commun du peuple, les Amei haArets, comme la cicatrice d’un mépris de classe dont on voit encore les traces.

Quel est le chemin qui mène au pouvoir dans le monde du Talmud ?

Petit voyage le long du yih’ous, ce népotisme qui se drape d’estime. Car si, noblesse oblige, dans les académies talmudiques, le métèque est suspect et sommé de faire ses preuves, la route est semée d’embûches mais, au loin, «l’échelle sociale de Jacob atteint le ciel, et les anges y descendent et y montent», nous promet (presque) le verset.

Du récit des Patriarches au Livre des Rois, la Bible semble écrire un manifeste anti-népotique en filigrane : au sacro-saint droit d’aînesse, Dieu fait accroc à chaque génération. Mais si les Patriarches ont tendance à avoir un faible pour le petit dernier, celui-ci devra se construire seul et prouver qu’il mérite la bénédiction qui échouait à son aîné. C’est le cas de Jacob, qui s’exile et n’obtient sa fortune qu’au prix d’un dur labeur. Ou de Joseph, parangon du self-made-man. Dans le livre de Samuel, c’est la notion même d’hérédité de la prêtrise qui est remise en question. Lorsque le brave et vieil Éli a vent des frasques de ses fils, détournant ce qui est dû au Temple et couchant avec les servantes du sanctuaire, il gronde mais ne châtie pas. Et c’est là toute la légitime faiblesse du système héréditaire : si l’honneur du père est d’autant plus blessé que c’est son nom même qui est sali par ses successeurs, son amour paternel l’empêche de mettre à bien le châtiment nécessaire.

Un envoyé de Dieu avait transmis à Éli la divine dénonciation de ses actes : «Tu as honoré tes fils d’avantage que Moi». Le népotisme est ainsi défini : honorer les siens davantage que ce qui est sacré, telle la justice. En voulant établir une dynastie de prêtres, Éli a perdu de vue la raison même de sa prêtrise. Ses fils n’ont pas choisi le rôle qu’on leur fait jouer, ils n’étaient pas faits pour et on ne leur a guère laissé le choix : le népotisme est un infanticide qui s’ignore.

Or c’est de l’absence de sens que naissent tous les vices : sûrs de l’inamovibilité de leur position, les fils d’Éli n’ont pas hésité à en user pour se tracer un chemin vers le corps des femmes, et les phallocrates d’aujourd’hui savent perpétuer les ruses des Hofni et Pinhas d’alors.

Et c’est le petit Samuel, né d’une femme simple et pieuse, qui annoncera à Éli la terrible sentence. Ses fils mourront foudroyés le même jour, et sa descendance ne servira plus au Temple. Éli acceptera le jugement des lèvres de celui qu’il appelle « mon fils » ; peut-être a-t-il appris que, pour transmettre le sacerdoce, il fallait être mentor avant d’être père ?

De mentor, il est question dans les aventures de Resh Lakish, lui le brigand de grands chemins qui rencontra celui qui allait devenir son maître et camarade, Rabbi Yohanan, en le prenant pour une femme à séduire. Qu’à cela ne tienne, il épousera sa sœur. Pris sous son aile par le jeune rabbin, Resh Lakish devient un des grands noms de sa génération, mais l’idylle cessera net lorsque Yohanan, acculé dans un débat sur l’impureté des outils où il ne parvenait pas à prendre l’avantage, renvoie son compagnon à son passé de voleur des rues : «Oh c’est vrai que tu t’y connais, toi, en couteaux». Le transfuge de classe sait qu’il peut à tout moment être réduit à ce qu’il est, renvoyé d’où il vient. Resh Lakish, blessé, répond à Yohanan qu’il ne lui doit rien : «Auprès des voleurs, on m’appelait “maître” et dans le beit midrash, on m’appelle “maître”». Resh Lakish ne survivra pas à l’affront qui lui fut fait.

Les barrières dressées contre les nouveaux venus au leadership ne sont pas simplement sociales, mais bel et bien codifiées. Du verset du livre du Deutéronome qui enjoint le peuple juif à se choisir un roi «parmi ses frères», le Rambam, dans son Mishné Torah, va, en citant un midrash, donner une interprétation étroite, en excluant le converti non seulement du trône, mais de toute fonction d’autorité. Par méfiance envers les pièces rapportées ou par crainte que l’on ne rejoigne le peuple juif que pour mieux le diriger ?

En 2015, un scandale éclate aux États-Unis sur fond de frénésie identitaire. Une femme du nom de Rachel Dolezal, enseignante d’études africaines à la Eastern Washigton University et présidente d’une division locale de l’Association nationale pour l’avancement des personnes de couleur, se voit démise de toutes ses fonctions. On découvre en effet que Dolezal est née de deux parents blancs, et se fait passer pour métisse en se frisant les cheveux et en bronzant sa peau.

Cas limite tout talmudique, l’affaire Dolezal interroge nos certitudes : dans une ère qui sacralise l’autonomie dans la définition de soi, la race est-elle la seule limite ? Quoi qu’il en soit, il y a fort à parier que l’affaire Dolezal n’aurait pas fait grand bruit si sa protagoniste n’avait pas fait profession de son identité noire, nous renvoyant par là aux interdits imposés par le Mishné Torah.

Ce paradigme, on le retrouve dans le traité Yoma, où le Grand prêtre, jaloux du respect dont on entoure Shemaya et Avtalion leur lance : «Que les descendants des nations viennent en paix». Les sages, descendants tous deux de convertis, lui répondirent : «Que les descendants des nations qui agissent comme Aaron, viennent en paix et que le descendant d’Aaron qui n’agit pas comme lui ne vienne pas en paix», comme anticipant Voltaire, lui aussi traité de parvenu par un héritier. Au chevalier affichant son mépris «pour un bourgeois qui n’a même pas un nom», le polémiste répliqua : «Mon nom, je le commence, et vous finissez le vôtre».

Si le converti est appelé «fils d’Abraham» lorsqu’il monte à la Torah, c’est peut-être parce que c’est celui qui, en s’extrayant de sa lignée pour rejoindre un peuple étranger, incarne mieux que tous l’héritage iconoclaste du patriarche : car le culte du yih’ous est une idolâtrie comme une autre.