POURQUOI ?
POURQUOI LE CIEL EST LÀ-HAUT ?
POURQUOI JE SUIS NÉ ?
Très tôt, le petit d’homme s’intéresse à la question de l’origine. L’origine des choses, du monde qui l’entoure, la sienne propre. L’origine comme causalité ou comme source.
Ce questionnement sur l’origine se poursuit ensuite toute la vie. Il peut prendre de multiples formes, comme l’illustrent la mode actuelle des tests ADN génétiques et l’engouement pour tout ce qui concerne les secrets de famille et autres « révélations » sur l’origine. D’où s’origine cette recherche sur l’origine et comment expliquer ce fantasme d’une origine enfin retrouvée, d’une vérité dévoilée ?
Chez l’enfant, les Pourquoi ? se déplient à l’infini, tournant autour d’une question fondamentale: D’où viennent les enfants? Les parents répondent comme ils peuvent, l’enfant toujours échafaude ses propres théories, les théories sexuelles infantiles, à partir de son savoir sur son corps: reliant la conception à l’ingestion de nourriture, imaginant l’expulsion du bébé par les fesses.
Cette curiosité insatiable de l’enfant portant sur l’origine est, pour Freud, en lien avec la sexualité infantile, avec les pulsions sexuelles de l’enfant, qui lui font posséder un savoir inconscient sur ce qui se joue dans la conception, bien avant d’en connaître le sens. L’enfant pressent qu’une scène existe d’où il est exclu, et c’est ce contre quoi il lutte par ses questions. Conjointement, il y a l’angoisse narcissique de perdre l’amour de ses parents devant l’arrivée possible d’un puîné qui mobilise l’activité de pensée de l’enfant.
Toute cette curiosité infantile, plus tard, se retrouve dans la recherche de l’adulte sur ses origines, mais aussi dans toute recherche, dans toute activité intellectuelle ou artistique. Ainsi, pour Freud, une part des « forces pulsionnelles sexuelles » infantiles non refoulée est détournée « loin des buts sexuels » et orientée « vers de nouveaux buts – processus qui mérite le nom de sublimation », grâce auquel « de puissantes composantes sont acquises, intervenant dans toutes les productions culturelles. ».
Revenons à l’enfant. Sur quoi bute sa construction théorique sur l’origine des enfants ? Sa constitution physiologique n’étant pas capable de procréer, son élaboration ne peut, selon Freud, qu’échouer, et être reportée à plus tard, à la puberté.
Mais il y a autre chose; on peut se demander si la question de l’enfant qui, au fond, porte sur le désir qui a précédé sa naissance, ne fait pas par essence énigme. Au sens où le désir serait indicible, qu’aucun mot ni explication, mythique ou scientifique, ne pourrait jamais en venir à bout. Qu’aucun parent ne sait pourquoi il a désiré son enfant, qu’est-ce qu’il désire en lui, d’où lui vient cet enfant. Il y a un saut qualitatif entre l’explication physiologique de la procréation et l’énigme du désir des parents. C’est d’ailleurs à cet obscur désir que la religion donne un nom, celui de Dieu: il est celui qui décide des naissances, par-delà les volontés et les actes des hommes.
La question de l’enfant porte sur l’identité, et comme telle ne peut trouver de réponse. Mais même en l’abordant par le biais de la question temporelle, du commencement, on se heurte à un même impossible. Et le papa de papi, c’était qui? Très vite, on ne peut plus répondre: il y avait toujours quelque chose ou quelqu’un avant.
Dans la Bible, Adam et Ève sont expulsés du paradis. C’est alors qu’Ève pourra enfanter, et les générations construire une histoire, dans un monde où la règle est que l’on doit mourir. Cette origine mythique de l’homme dit bien que le point d’origine se situe nécessairement dans un espace hétérogène: il n’y a pas de continuité entre notre vie, notre temps, notre histoire, et son commencement: celui-ci se situe nécessairement en dehors, dans un temps d’avant le temps, où la mort n’existait pas et donc la vie telle que nous la connaissons non plus. Ce temps ne peut qu’être mythique, puisqu’il échappe aux règles du nôtre. C’est l’impossibilité de symboliser une origine.
On peut remonter le temps et les générations, accumuler les explications et les récits, il y aura forcément un trou quelque part, un saut, qui fait énigme, et à partir de laquelle les mythes s’élaborent. C’est cette énigme qui permet de toujours relancer la question et que la recherche et la construction intellectuelle ou artistique se poursuivent, inlassablement.
Les tests ADN génétiques, qui se développent partout en Occident, apportent des éclairages pertinents, et peuvent s’ajouter au matériau collecté par les historiens ou les généalogistes pour nourrir la recherche et la réflexion sur les origines, mais il me semble qu’ils comportent aussi un risque pour le sujet, et disent par là quelque chose de l’époque.
À l’ère post-, de la fin des grands récits, et d’une certaine idéologie positiviste, il ne s’agit plus que de faits et de vérités scientifiques. Pas de vérités mi- dites, cachées derrière des mythes. On ne veut plus chercher l’origine, recherche sans fin puisque tous les récits laissent forcément entrevoir le manque, le trou, ce qui ne peut être symbolisé, attrapé par le langage et le sens.
Aujourd’hui on voudrait savoir sans faille. Avoir une réponse, une explication, connaître « l’origine du problème » ou du symptôme. Attribuer les conduites humaines, les caractères, les difficultés de vivre, à un gène, pour éliminer le sens, toujours incertain et vacillant.
Le fantasme que véhiculent les « kits de tests génétiques » serait l’espoir d’une réponse définitive donnée enfin, effaçant le doute et l’angoisse, comme si l’identité pouvait être dite, donc stable. Au lieu du mystère du désir des parents, des grands-parents, des non-dits familiaux, au lieu du risque de la croyance ou de la foi qu’impliquaient les récits religieux, au lieu du risque de l’interprétation des mots de ces textes, de ces mythes, il y aurait une réponse. Tu es 12 %, 28 %, 53 % cela. Soudain des secrets de famille apparaissent, donnant à voir ce qui serait la « vérité » du sujet: il n’est pas ton frère, voici ton père.
Je crois que l’on peut rapprocher cela de la tendance actuelle, dérivée d’une certaine vulgate psychanalytique, à vouloir « tout dire » aux enfants. C’est une évolution nécessaire et bénéfique, que celle qui incite à entendre une parole qui auparavant était étouffée. Mais ainsi, il faudrait leur donner l’explication scientifique du coït entre leurs parents, nommer les organes génitaux par leur nom scientifique. Comme si l’explication biologique du coït pouvait répondre à l’angoisse de l’enfant concernant l’amour de ses parents, leur désir, le « désir de la mère » qui, pour Lacan, permet à l’enfant d’entrer dans le circuit de la demande et du désir, nécessaires à sa subjectivation.
La psychanalyse est à la fois mue par une quête des origines et un remède à l’idéal d’une origine retrouvée. Comme toute recherche, elle est orientée par l’idée de retrouver le paradis perdu, l’origine fantasmée qui donnerait sens à notre existence. Freud parle de l’objet perdu (la mère), que l’on cherche inlassablement à retrouver.
On pourrait penser que dans la cure, on cherche à remonter à un sens originaire, à un événement originaire dont la connaissance nous permettrait de guérir du symptôme. L’idée de tout patient quand il commence une analyse est de trouver la cause, l’origine de ses maux. Et souvent, la cure l’amène à poser des questions à ses proches, à faire des recherches sur son histoire. Cela lui permet de s’ancrer dans une filiation, et peut-être ainsi de se réintégrer dans une temporalité qui était figée, gelée par des souffrances ou des traumatismes passés. Mais à force de tomber sur un sens, un autre sens, encore un sens, à force d’ouvrir des sens à l’infini, apparaît aussi petit à petit autre chose: la possibilité d’un non-sens, d’un trou originaire, en lieu et place de l’idéal d’une origine définie.
Les récits et les mythes symbolisent une origine, mais il y a un reste, quelque chose qui perdure à l’état d’indicible, ce que Lacan appelle la Chose ou le Réel. Une part indicible qui est à la fois en nous et hors de nous: qui nous est « extime ». C’est la part de l’objet irrémédiablement perdue, dont on ne peut pas extraire des qualités que l’on retrouverait dans d’autres. Une pure présence. Or pour Lacan, la création, intellectuelle, manuelle ou artistique, la sublimation consiste à « élever un objet à la dignité de la Chose »; il s’agit donc de célébrer cette Chose, de créer à partir de son vide de représentation. La sublimation aurait donc à voir avec la possibilité de créer à partir de la perte plutôt que l’illusion de la retrouvaille avec l’objet – ou de la trouvaille d’une vérité, d’une origine qui dirait la vérité du sujet. Aujourd’hui, l’époque est à la trouvaille: il s’agirait de tomber sur un sens dernier, sur l’objet, le vrai.
Si l’on reprend la citation de Pontalis en exergue: si l’on ne trouve jamais c’est qu’il n’existe pas de vérité dernière; pas de vérité dernière de l’identité, pas de fin mot de l’histoire. Et pourtant, ou dirons- nous, de ce fait même, on ne peut s’empêcher de continuer à chercher. La cure analytique amène à se servir de cette pulsion de savoir, de cette recherche de l’objet perdu, pour approcher le trou, et apprendre à tisser autour: par la science, la recherche, l’art, le travail, l’amour.