Cela commencera par un macchiato pris tôt le matin au Bar San Callisto, parmi les cris des mouettes et les ronchonnements des premiers clients. Il fera beau et même si tel n’est pas le cas, nous le prendrons dehors, pour le principe. Nous passerons ensuite, dès que l’église toute proche ouvrira, rendre hommage à sa mosaïque d’or, et la Vierge couronnée me racontera l’universelle déesse.
Mais peut-être aurons-nous renoncé, du moins pour y résider, au trop bruyant Trastevere. La dernière fois, souviens-toi, c’était si décevant, et pas un restaurant correct sur cinq ! Bien sûr, il y a Da Teo et la Taverna Trilussa, mais on n’est pas obligé d’habiter à côté pour faire encore et encore ses délices du millefeuille de pane carasau, burrata et puntarelle que nous servirait le premier comme il y a deux ans. De toutes les manières, la chicorée sauvage se mange en hiver… Peut-être retournerons-nous donc dormir dans le quartier de la Chiesa Nuova. Le matin, nous prendrons la Via Giulia et marcherons dans la lumière pâle, heurtant avec la joie des retrouvailles ses pavés inégaux, nous blottissant contre ses murs chaque fois qu’une voiture en empruntera le cours trop resserré, entrant quand nous le pourrons dans les patios vétustes de ses palais. Contre les portes fermées, je frapperai avec le heurtoir, et elle me disputera comme un gosse, à raison. Le problème est qu’à Paris, ils sont scellés, tandis qu’à New York, il n’y a pas de heurtoir. Il n’y en a pas non plus à Jérusalem ou à Tel Aviv, et à Jaffa ils sont défoncés : c’est un plaisir, pour moi, purement romain ou vénitien.
Je serai heureux de saluer, pour la première fois depuis tant de mois, le Mascherone, derrière le Palais Farnèse : ses yeux ronds me sembleront plus hébétés encore que lors de notre dernier rendez-vous, et la traînée verdâtre qui sort de sa bouche sera plus suspecte que jamais. Ce débris de dieu latin m’a toujours fait l’effet – peut-être est-ce parce qu’il est souvent tôt lorsque j’aborde cette partie de la Via Giulia – d’un noceur titubant au sortir de l’orgie.
Mais peut-être que nous aurons commencé la veille, dînant alors à l’Osteria Margutta, sous les bougainvillées ou bien, à l’intérieur, dans la lumière swinguant des abat-jour bleus et rouges. J’aurai commandé mes tonnarelli cacio e pepe, et elle ses paccheri aux légumes, et nous n’aurons résisté ni aux douceurs ni aux liqueurs. Nous aurons scruté les faces des clients, et aussi celles des fantômes attardés : dans ce coin, là-bas, Federico Fellini et Giulietta Masina terminent un plat de pâtes commencé il y a cinq décennies. Mes héros de cinéma sont romains, quand ils ne sont pas new-yorkais – ou parisiens s’ils s’appellent Delon, Marielle, Noiret, mais ces trois-là ont aussi joué en italien, et même à Rome pour Delon : quelle splendeur que Plein soleil ! C’est donc le Sordi d’Une vie difficile et le Gassman du Fanfaron, le Mastroianni de La dolce vita et celui d’Une journée particulière, c’est Toni Servillo dans La grande bellezza. Mes héroïnes aussi : Giulietta Masina, Anna Magnani, Sophia Loren, Silvana Mangano dans Violence et passion, l’Ornella Muti de Dernier amour, Laura Antonelli dans L’Innocent… On m’a pourtant dit que le restaurant avait fermé. Je ne sais pas bien si la Rome qu’il nous figura, pendant toutes ces années, existait vraiment. Peut-être n’était-ce déjà qu’un rêve, de ceux, encombrants, dépassés, que le « monde d’après » semble fait pour évacuer définitivement.
Du Palais Farnèse, nous pourrions aller, en passant par la Via dei Balestrari, à Sant’ Andrea della Valle, dont les marbres résonnent de la jalousie de Tosca. De là, nous flânerions jusqu’au Largo di Torre Argentina. Je regretterais de ne pouvoir, comme du temps d’Edmond Dantès, me perdre parmi les ruines où des enfants joueraient avec la myriade de chats errants et les mânes de César, assassiné là. D’un côté le théâtre m’évoquerait les premières de Verdi ; de l’autre la Via delle Botteghe Oscure, la revue de Marguerite Caetani et Giorgio Bassani.
Ou bien sera-ce, tout droit, le Campo de’ Fiori : vide ou dans le joyeux désastre du marché finissant, on y respire encore quelques vapeurs du passé, tantôt suaves, tantôt amères. Les flammes qui brûlèrent Giordano Bruno, et cinquante ans avant, des milliers de pages du Talmud, crépitent aux oreilles de qui sait entendre – mais au moment où le papier et le parchemin, où les chairs se consument à nouveau, les lettres, elles, s’envolent, à jamais, vers les cieux (Avodah Zarah, 18a).
Une autre matinée possible commence d’ailleurs chez Boccione, au Ghetto. J’achèterai plusieurs morceaux de pizza ebraica, que je tremperai ensuite, gémissant d’aise, dans un café avalé sur le pouce. Mais peut-être oserai-je, après tout, la tarte à la ricotta. La vieille vendeuse a l’air très fatiguée.
Les gamins (ses petits-fils ?) sont d’une romanité à faire pâlir Hadrien.
Si nous arrivons plus tard Via del Portico d’Ottavia – mais pas trop tard, onze heures, midi dernier carat – nous déjeunerons d’une cervelle d’agneau frite, d’une concia di zucchine, de carciofi alla giudia et d’un verre ou deux de vin blanc. (C’est en la voyant ainsi manger, quelque matin de février, le premier de ces trois mets que je compris il y a sept ans, je crois, qu’elle serait ma femme.) Irai-je, vendredi soir, prier à la synagogue ? Il est dommage que l’on ait fait disparaître les petites maisons de prière de l’ancien Ghetto. Leur dôme ne se voyait pas de loin comme celui-ci, d’ailleurs elles n’en avaient pas, mais l’on y sentait sûrement davantage l’âpre goût – chicorée ou pousses d’endives sautées, olives et boutargue – de la judéité romaine. Depuis le temps où Poppée l’impératrice judaïsait et celui des mendiants de Subure, depuis les rastaquouères ennemis de Cicéron et ceux qu’aima César, jusqu’aux sonnets du lascif Emmanuel puis aux romans de Morante et de Piperno, Rome n’a jamais cessé d’être juive. Au Forum, je dirai donc à Titus, comme à chaque fois, qu’il a doublement perdu.
Face à la synagogue, les fresques Art Nouveau de la Via del Tempio : c’est la Rome langoureuse et décadente – Byzance et Carthage – de Gabriele d’Annunzio et de Mario Praz. Dans les pas du Professore, j’irai admirer les Sabines qu’on enlève Piazza de’ Ricci, et les meubles du Palais Primoli.
Le Tibre ne coule pas comme la Seine mais sauvage comme un fleuve du Nouveau Monde. Nous le longerons – cela sentira le figuier – pour remonter ensuite et marcher au pied du Palatin, sur la bordure du Circo Massimo. À moins que nous ne gagnions plutôt l’Aventin. Les deux graves figures de femmes de la mosaïque, à Santa Sabina, me racontent une histoire que j’aime, bien qu’elle ne soit pas gaie : là, l’Empire touche à sa fin, les derniers païens savent qu’ils sont les derniers, les Barbares sont aux portes, le sac de la ville est proche. L’église, qui allie le paléochrétien au baroque, est d’une humeur qui me convient, tout comme celle de San Clemente – basilique et mithraeum, paganisme et christianisme enchevêtrés.
Cela fait des années que je n’ai pas revu le Moïse de Michel-Ange. Depuis l’Aventin, on va facilement à San Pietro in Vincoli, on passe par le quartier du Colisée et de la Domus Aurea, on respire là l’odeur persistante, de siècle en siècle, de la Subure des sorcières, des putains et des poètes : c’est aujourd’hui la Via Cavour et ses environs. Ce Moïse d’une virilité chauffée à blanc est cornu, mais que nul n’en plaisante : Jérôme a bien lu, et le prophète qui faisait l’amour à une déesse (Zohar I, 21b) porte en toute logique les cornes des dieux orientaux. C’est un dieu, du reste, qui l’enterra de ses mains (Deutéronome 34,6). Les Juifs du Ghetto ne s’y trompèrent pas, qui, rapporte Vasari, vinrent en masse en 1515 admirer leur maître ainsi ressuscité.
S’il pleut, nous irons voir l’eau transformer le Panthéon en grotte, coulant par l’orifice de son toit.
À la Galerie Doria-Pamphilj, je reverrai la douce Judith du Titien. Elle porte la tête du Syrien avec la placidité d’une reine ; le désordre de sa chemise de lin, sa robe de soie rouge bombant sur l’épaule, révèlent plus qu’ils ne montrent ; dans le fond, le jour se lève sur la terre délivrée du mal ; la jeune déesse sourit délicatement. Mais peut-être est-elle Salomé et non Judith. Elle a fait le mal alors, mais avec la ferveur, l’innocence d’un caprice : « Je veux lui parler. – C’est impossible, princesse. – Je le veux… Ah ! Ah ! pourquoi ne m’as-tu pas regardée, Iokanaan ? Si tu m’avais regardée tu m’aurais aimée. Je sais bien que tu m’aurais aimée, et le mystère de l’amour est plus grand que le mystère de la mort. »
À propos de Salomé, la Galerie possède aussi, du Caravage, un Jean-Baptiste au bélier, aussi gracieusement androgyne que les éphèbes de la Sixtine. Comment le plus juif de tous les personnages du Nouveau Testament est-il devenu ce concentré de joie païenne ? C’est sans doute que les deux ne sont pas si éloignés qu’on le croit. Il nous sourira plein de malice, tenant sa divine bête enlacée, comme tel garçon du Lazio dut un jour le faire sous les yeux d’un Merisi assoiffé de corps et de formes à recréer, de ces ombres mêlées d’or qu’il voyait partout.
À Rome, la campagne et la ville s’entremêlent, comme le font passé et présent. Nous irons voir les aqueducs de Mamma Roma, nous marcherons sur la Via Appia, parmi les tombeaux antiques. Ou peut-être irons-nous loin, à Nemi, Grottaferrata, ou Tivoli.
Nous chercherons, je ne sais trop quoi – le rameau d’or peut-être, ou les bonnes fraises de Nemi plus probablement, ou ces superbes pâtes aux asperges mangées un soir à la Taverna dello Spuntino. C’était en avril mais il faisait encore un froid très humide. Le feu était allumé dans un gigantesque foyer ; sans que nous y prissions garde, le temps fila, des heures… Nous rentrâmes sous une pluie fine mais pénétrante, marchant le long de la route détrempée jusqu’à notre auberge.
L’an prochain, j’aimerais revoir Rome.