7 octobre 1944, Birkenau, des prisonniers attaquent des SS, s’emparant de ce qu’ils peuvent, pierres, bâtons, outils. Plus surprenant, des grenades artisanales sont lancées par des membres du Sondekommando, ce groupe de déportés chargé de conduire les détenus aux chambres à gaz puis de transporter leurs corps vers les fours crématoires. Comment ces hommes ont-ils pu fabriquer ces engins explosifs ou incendiaires dans un tel contexte, allant jusqu’à détruire partiellement le Crematorium IV? Grâce à des femmes, détenues elles aussi, qui travaillaient dans l’usine d’armement du complexe d’Auschwitz et ont patiemment subtilisé d’infimes quantités de poudre explosive pour les remettre aux futurs insurgés. C’est en comprenant que les femmes déportées à Auschwitz ont été un maillon essentiel de la révolte des Sonderkommando, que l’écrivaine Chochana Boukhobza a entrepris cette recherche monumentale sur les femmes à Auschwitz-Birkenau.
Au printemps 1942, un camp de femmes est créé à Auschwitz I, puis déplacé à Birkenau durant l’été. Pour mener sa minutieuse enquête, Boukhobza va se plonger dans les minutes des grands procès d’après-guerre, dans les témoignages écrits ou filmés, dans toutes les archives qu’elle peut trouver, et reconstituer ainsi, parfois minute par minute, le quotidien de ces femmes détenues, sans occulter le rôle de femmes nazies, “sadiques et cruelles”, dans l’organisation du camp et la persécution des détenues.
Au-delà de l’apport à la connaissance sur l’Histoire et notamment sur le destin des femmes dans la Shoah, ce livre est aussi une œuvre d’hommage vibrant à ces femmes à qui elle s’attache à donner un visage, en trouvant des photos, une histoire, une singularité. Entre les lignes de l’horreur décrite page après page, s’écrivent aussi la solidarité, l’héroïsme, les seuls gestes possibles, tout petits mais qui changent tout.
Expérimentations médicales, exactions, exécutions, travail forcé, chacune de ces femmes subit l’innommable encore et encore. Mais la ruse s’organise, au “Kanada” notamment, au risque de leur vie, où des sous-vêtements sont volés pour se protéger des poux ou atténuer les douleurs, où l’or et les objets précieux servent à corrompre les SS pour un bout de pain ou un instant de regard détourné.
Chochana Boukhobza explique avoir mené tout ce travail accompagnée par la phrase de l’historienne Annette Wieviorka: “Dans des temps inhumains, être simplement humain relève parfois de l’héroïsme”, et on sent cette humanité qu’elle tient au cœur, quelle que soit l’horreur dont elle parle. Humaniser ces déhumanisées et observer comment l’humain, accompagné de hasard et de chance, a parfois pu permettre de sauver quelques vies. Comme quand elle décrit comment le “couple” qui se donne le plus de chances dans le camp, est un duo femme forte-femme faible. La faible a besoin de la forte pour la protéger, pour l’aider; et la forte, elle, a besoin de protéger et d’aider, a besoin que quelqu’un compte sur elle, pour avoir la force de ne pas renoncer.
On ne lit pas ce livre d’une traite, parce qu’il faut digérer ce qu’on vient de lire, parce qu’il faut laisser les paroles de ces femmes témoins résonner dans l’oreille, mais on le lit de bout en bout, avec une réelle gratitude pour le travail à la fois historique, mémoriel, de transmission et de dignité de Chochana Boukhobza qui redonne à ces femmes leur vie et leur humanité.