KOL NIDRÉ: CHOISIR LA VIE

Stéphane Habib a encore intercepté du courrier fictif et nous livre, entre philosophie, burlesque et exercice talmudique épistolaire, une correspondance (presque) imaginaire entre le père de la psychanalyse, Sigmund Freud, et la directrice de Tenou’a, le rabbin Delphine Horvilleur.

ראה נתתי לפניך היום את-החיים ואת-הטוב ואת-המות ואת-הרע

Très cher et honoré Professeur Sigmund Freud, où que vous soyez, je me permets de vous solliciter. Non que je pense que vous ayez le temps d’écrire un article pour Tenou’a – je vous imagine vous dire que c’est déjà là une belle dénégation, et peut-être en est-ce une en effet. Mais me confrontant à l’impossible de la traduction et croyant saisir que l’impossible est l’affaire de votre vie, si je puis me permettre de parler de votre vie, justement, j’ai eu cette idée un peu folle que vous ne résisteriez pas devant l’emmêlement qui me lie au texte. C’est que dans le Deutéronome, au chapitre 30 et précisément dans les versets 15 et 19, il n’est question, avec ce fameux mais non moins étrange choix de la vie, que de vie et de mort. J’insiste sur ce « et » qui n’est pas du tout un « ou ». Or, c’est par association que m’est revenue votre réécriture du si vis pacem, para bellum en si vis vitam, para mortem. « Si tu veux supporter la vie, allez-vous jusqu’à écrire, prépare-toi à (organise-toi pour) la mort. » Mais « si tu veux supporter la vie », n’est-ce pas justement le choix de la vie du Deutéronome ? Et alors le choix de la vie ne se ferait jamais sans la mort ? Et on ne supporte que l’insupportable, n’est-ce pas ? Voilà d’un coup de phrase qu’arrive ceci que la vie, même choisie, et qu’est-ce que choisir ici, est un, si vous me permettez cette tournure, oui la vie est un « pas sans » la mort. Le choix de la vie passe du même coup la mort dans la vie. Et le nœud indémêlable se resserre.
Je ne vous ferai pas l’affront de développer davantage ce que vous savez mieux que quiconque puisque vous avez osé parler de « pulsion de mort ». Voilà qui, vous non plus, ne vous aura pas valu que des amis. Mais justement, Professeur, justement, et j’arrête de passer par les quatre chemins que j’emprunte en ce moment même, pourriez-vous m’en dire encore quelques mots. Étant moi-même rabbin – oui cher Professeur, il y a aujourd’hui en France quelques femmes rabbins –, la butée quasi quotidienne sur la mort me laisse parfois perplexe quant à cette question de choisir la vie. M’adressant à vous je me rends bien compte que ma demande vous paraîtra certainement déplacée et peut-être sans objet. Cependant je ne veux pas céder sur les mots, oui je vous cite encore à ma manière, toujours je me répète votre phrase lorsque je me confronte au Texte, à ses traductions : à céder sur les mots on finit par céder sur les choses. Dites-m’en davantage, si vous le voulez bien, sur ce que je raconte rituellement lorsque, une fois par an, je cite et récite ces passages du Livre.
En attendant une réponse en laquelle je ne sais même si je peux croire, je vous prie de recevoir, honoré Professeur, mes salutations distinguées.

Rabbin Delphine Horvilleur

P.-S. Ne sachant si, là où vous êtes et si vous êtes quelque part d’ailleurs, vous pouvez avoir accès aux textes dont je vous parle, je me permets de recopier quelques-unes des traductions existantes en français, ainsi que l’ébauche de la mienne propre qui, vous le lirez, est un work in progress […].

[…] Deutéronome 30:15 & 19, comme je vous le disais :

ANDRÉ CHOURAQUI
15 : Vois ! J’ai donné en face de toi, aujourd’hui, La vie et le bien, la mort et le mal…
19 : J’en atteste contre vous aujourd’hui, les ciels et la terre : La vie et la mort, je les donne en face de vous, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie afin que tu vives, toi et ta semence.

RABBINAT
(sous la direction de Zadoc Khan)
15 : Vois. Je te propose en ce jour, d’un côté la vie avec le bien, de l’autre, la mort avec le mal.
19 : J’en atteste sur vous, en ce jour, le ciel et la terre : j’ai placé devant toi la vie et la mort, le bonheur et la calamité; choisis la vie! et tu vivras alors, toi et ta postérité.

NOUVELLE TRADUCTION DE LA BIBLE PAR DES ÉCRIVAINS
(sous la direction de F. Boyer, Bayard) :
15 : Vois, je te propose aujourd’hui le choix entre vie et bonheur, mort et malheur
19 : Contre vous, je prends en ce jour à témoins le ciel et la terre : je te donne le choix entre vie ou mort, bénédiction ou malédiction! Choisis donc la vie, afin que tu vives, toi- même et ta postérité.

MAHZOR ANÉNOU MJLF
Vois, j’ai placé devant toi en ce jour le choix de la vie et du bien ou de la mort et du mal (…) j’en prends à témoin pour vous, en ce jour, le ciel et la Terre; Je laisse à ton choix, en ce jour, la vie ou la mort, la prospérité ou le malheur; choisis la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance.

« TRADUCTION » EN COURS DE QUESTIONNEMENT DE MOI-MÊME,
Delphine Horvilleur
15 : Vois, j’ai donné à ton visage (devant toi), aujourd’hui (on appelle Kippour « Yom Kip- pour », ou simplement « yom » : le jour), la vie et le bien, la mort et le mal que je t’ai commandés aujourd’hui (traduction quasi littérale et mot à mot)
19 : La vie et la mort j’ai donné devant toi (à ton visage), la bénédiction et la malédiction. Tu choisiras la vie pour que tu vives toi et ta descendance/ta semence.

Bien chère Madame le Rabbin Delphine Horvilleur,

Quelles ne furent pas mes surprises à vous lire! La moindre n’étant pas de comprendre comment votre lettre a pu arriver à destination. L’autre, qu’une femme Rabbin ne soit plus une contradiction dans les termes, bien que je devine que, comme moi en mon temps, vous avez à écrire entre les lignes et travailler depuis les marges pour essayer de vous faire entendre. Ces surprises, agréables cela va sans dire, me déterminent à tenter de vous répondre tout en vous prévenant de ce que vous savez déjà, à savoir que je suis loin d’avoir les compétences requises pour m’aventurer dans quelque commentaire de versets bibliques. Cependant, oui, cette question de la vie et de la mort, et comme je goûte votre locution « pas sans », donc, de la vie pas sans la mort, aura été l’affaire de ma vie. Aussi, y retourner un peu n’est pas pour me déplaire. Vous lirez que j’ai, là où je suis – mais où suis-je, le savez-vous, vous qui connaissez peut- être ces choses ? – la chance, ne me demandez pas comment, de prendre connaissance de certains auteurs de votre temps et que je vais en profiter pour voir si je suis capable de m’en servir et, je le souhaite, vous servir par là même.
Permettez-moi de vous faire parvenir ces quelques notes simplement inspirées de ce que vous appelez votre work in progress. Nous gagnerons ainsi un peu de temps.

1. Être vivant, comment l’entend-on ? L’entend-on seulement ? Que peut-on y entendre ? Et de quoi parlons-nous en interrogeant de la sorte ? De l’être vivant ? De l’être ? Du vivant ? Du mortel ? Donc, de la vie ? De la mort? De la vie parce qu’il y a la mort ? De la mort parce qu’il y a la vie que nous sommes, que vous êtes, pardon, en train de vivre et dont on sait – mais de quel drôle, de quel très étrange savoir – qu’elle est finie, que cela se terminera, la vie? Qu’il y a la mort comme verdict, scandale ou coup d’arrêt de la vie ? « La vie aura été si courte », écrit Jacques Derrida dans un futur antérieur abyssal.
Et qu’est-ce que ça veut dire, la vie ? J’aurais aussi bien pu demander, je dois d’ailleurs demander: et qu’est-ce que ça veut dire, la mort ? Serait-ce le même ? Serait-ce l’autre de la vie, la mort ? Serait-ce donc « son » autre ? Ce serait si simple alors que la question du choix n’existerait pas.

2. Si l’on veut vraiment tenter de dire quelque chose de la mort et des pulsions de mort, ce ne sera jamais sans l’autre partie du couple – et déjà la différence qu’impose la langue de l’exposé me semble trop marquée puisqu’elle me force à qualifier la vie de « l’autre partie d’un couple », comme si cela allait de soi. Je me permets de souligner de nouveau de plusieurs traits ce « comme si » afin de marquer le lourd soupçon que je fais peser sur cette partition ou opposition classique gravée et traversant un peu trop tranquillement l’histoire de la pensée occidentale à laquelle conséquemment nous sommes trop mal habitués – à savoir, ce qu’on appelle la vie.

3. Ainsi j’insiste encore : la vie pas sans la mort, la mort pas sans la vie, l’une l’autre, l’une avec l’autre, l’une dans l’autre c’est-à-dire, je traduis car il faut forcer le langage, inventer une autre langue ou tordre la langue pour dire cela (c’est tout le problème de traduction auquel vous êtes confrontée), qu’il y va toujours, nécessairement, inextricablement, de la vie la mort. (Construction que j’ai eu le plaisir de lire récemment chez Jacques Derrida et chez René Major.) J’ajoute et précise encore un peu : la mort qui, dans la vie se trouve, existe (et c’est pourquoi les hommes passent leur vie, précisément, à la dénier), la mort qui, la vie, ne la laisse pas indemne, la touche, l’habite, la hante, la contamine, la transforme, l’altère. Je me souviens que mon médecin et ami, Max Schur, dans cet étrange petit livre qu’il a écrit sur moi : La mort dans la vie de Freud, suivant ainsi ce que j’avais essayé de penser, notait : « Les problèmes de la vie et de la mort ne peuvent être traités séparément. Le désir de vivre et tous les éléments qui entretiennent ce désir, la crainte de la mort, qui peut progressivement se transformer en acceptation et même en un désir de mourir, le conflit et l’équilibre changeant entre ces désirs opposés, tout cela fait partie de l’existence humaine. »

4. À propos de votre travail sur la conjonction de coordination « ET » dans votre traduction des versets : un « et » qui n’est pas un « ou » (« La vie et la mort… »). Le « ou » serait sous – tractif. Le « et » est une figure du « pas sans », de l’articulation incessante des deux et d’une manière de logique du plus d’un, du « sur » (j’y viens) de la survie, du supplément, etc.. Je vous suis donc parfaitement. Oui la vie, c’est toujours la vie et la mort et choisir la vie restera encore choisir la vie pas sans la mort. Inextricables. Insupportable, peut-être. Le « et » séparant la vie de la mort en les joignant, ou plus précisément le vivre du mourir. Vivant et mourant, est-ce à dire vivre en mourant, mourir en vivant, vivre ce serait alors être en train de mourir ou mourir être en train de vivre, vivre comme apprendre et/ou s’attendre à mourir (Derrida), mourir comme étant ceci que fait la vie en vivant, et/ou encore vivant et mourant toujours en même temps – structure du « n’aller pas sans » que j’ai commencé à relever – ce qui pourrait bien s’appeler (pourquoi avoir peur de ce verbe ?) survivre ? Voilà qui semble déroutant puisque survivre ne serait pas simplement vivre en résistant à la mort – je ne dis rien aujourd’hui du « survivre à » (survivre à qui, survivre à quoi, à quelle mort, à quelle vie…) et de la question du survivant, ni non plus de ce que l’on appelle le deuil – mais il y aurait plutôt à tenter de penser quelque chose comme ceci que vivre comme mourir serait peut-être toujours survivre. Survivre s’inscrirait quelque part entre le sursis et l’au-delà du vivre et du mourir, ou encore autrement que vivre ou mourir : survivre. J’insiste sans cesse, vous le lisez, sur le « sur ». Il m’importe ici de citer encore Jacques Derrida, puisque c’est de lui que je tiens ce motif de la survie comme complication, j’aurais dû y penser, brouillage ou mise en question de l’opposition de la vie et de la mort. « (…) non, je n’ai jamais appris-à- vivre. Mais alors, pas du tout! Apprendre à vivre, cela devrait signifier apprendre à mourir, à prendre en compte, pour l’accepter, la mortalité absolue (sans salut, ni résurrection ni rédemption) – ni pour soi, ni pour l’autre. Depuis Platon, c’est la vieille injonction philosophique : philosopher, c’est apprendre à mourir. Je crois à cette vérité sans m’y rendre. De moins en moins. Je n’ai pas appris à l’accepter, la mort, nous sommes tous des survivants en sursis […] Je me suis toujours intéressé à cette thématique de la survie, dont le sens ne s’ajoute pas au vivre et au mourir. Elle est originaire : la vie est survie. Survivre au sens courant veut dire continuer à vivre, mais aussi vivre après la mort. À propos de la traduction, Walter Benjamin souligne la distinction entre überleben d’une part, survivre à la mort, comme un livre peut survivre à la mort de l’auteur, ou un enfant à la mort des parents, et, d’autre part, fortleben, living on, continuer à vivre. Tous les concepts qui m’ont aidé à travailler, notamment celui de la trace ou du spectral, étaient liés au « survivre » comme dimension structurale. »

VIVRE, CE SERAIT ALORS ÊTRE EN TRAIN DE MOURIR


« La vie la mort », ce serait donc cela. Ce qui peut-être permettra, et je vous remercie de nouveau de me donner cette occasion posthume (survivante ?), de faire mieux comprendre ce que j’avançais en écrivant que l’inconscient (je me paraphrase) ne connaît pas la mort. La mort pas sans la vie, la vie pas sans la mort. Altération réciproque et infinie de l’une dans l’autre. J’ai lu dernièrement René Major, quelle bonne surprise encore. Regardez, je crois que ses phrases peuvent éclairer un peu vos versets bibliques : « Cette structure d’altération sans opposition, voire d’appartenance sans intériorité de la mort à la vie, comme de la douleur au plaisir, de l’inimitié à l’amitié ou de la haine à l’amour, dessine le motif le plus insistant et le plus déconcertant de l’analyse des passions. C’est sur ce motif que je veux insister en subsumant sous la locution « la vie la mort », dénuée de toute ponctuation et de toute conjonction, les autres apparentes oppositions de passions. Sans conjonction : ce n’est donc ni la vie et la mort, ni la vie ou la mort, ni la vie sans la mort, ni la vie pour la mort. On en inférera : ni le plaisir et/ou/sans/pour le déplaisir, ni l’amitié et/ou/sans/pour l’inimitié, ni l’amour et/ou/sans/pour la haine. » Ici je pourrais discuter un peu au sujet du « et », mais je sais avoir déjà abusé de votre temps et l’essentiel est dit sur ce qui, avec la logique de l’inconscient en tant qu’il est au-delà du principe de non-contradiction, ne laisse pas concevoir le rapport de la vie à la mort comme simple opposition duelle – entre autres.

5. Peut-être enfin serez-vous étonnée, pas déçue je vous en prie, de n’avoir pas trouvé dans mes quelques notes pour vous ce que j’ai construit comme théorie des pulsions. Mais vous devez vous souvenir que cette théorie, je l’avais appelée « mythologie ». Aussi il me paraissait un peu trop simple, voire paresseux de jouer immédiatement la Mythologie en face de la Bible. Trop attendu. Ce serait comme si on pouvait se contenter d’opposer Athènes et Jérusalem. Cependant, si ce point vous intéresse, n’hésitez pas à me faire signe puisque manifestent vous savez, vous, où et comment vous adresser à moi (j’ai failli écrire : parler aux fantômes).

En espérant que ces brèves réflexions vous apporteront quelque chose, je vous prie de croire, Madame le Rabbin, en ma parfaite considération.

Votre dévoué Sigmund Freud

P.-S. Bien sûr j’ai lu votre phrase introductive comme une dénégation. Alors, la mettant sur le compte de quelque pudeur, j’y réponds comme j’ai pu la lire : oui, sollicitez- moi pour écrire dans votre Tenou’a, il m’est apparu aujourd’hui que j’avais encore quelque chose à dire.