Fanny Arama
On pressent, dès le titre « provocateur » de votre livre – La France goy – votre manière de concevoir la littérature : irrévérencieuse, subversive, polémique. Que suggérez-vous à travers le choix de ce titre ?
Christophe Donner
Le titre m’amuse beaucoup, un ami Juif m’a dit « Je ne savais pas que tu étais Juif ! ». Grâce au titre, j’ai eu un très bon accueil de la « communauté », comme on dit.
Qu’est-ce que ça veut dire « La France goy » ? Je n’en sais rien ! Pas plus que « La France juive », qui est un fantasme d’Édouard Drumont à partir de quelque quatre-vingt-dix mille Juifs qui étaient en France à l’époque, un fantasme de grand remplacement qui ferait changer le pays de nature.
J’ai trouvé que ce titre était intéressant car il provoque des choses. La philosophie de tout ce que j’écris, c’est la provocation, qui est un mode d’existence quand on n’a pas beaucoup de génie. On supplée à ses insuffisances culturelles avec de l’agressivité. Enfin, de l’agressivité, je ne pense pas en avoir, mais la provocation, j’aime bien. C’est un acte de violence, je préférerais être plus instruit, plus sage, et avoir autre chose à dire que des méchancetés, mais c’est dans mes capacités, je le regrette ! L’humour et la provocation sont essentiels. La provocation sans humour, c’est un peu lourd. La provocation seule, ce n’est pas encore de la littérature. C’est pour cela qu’Édouard Drumont et Léon Daudet sont rarement de grands écrivains.
Pour moi, le mot « goy » est un lieu de rencontre entre les Juifs et les goys. Les Juifs ne seraient pas les Juifs sans les goys ! Et je raconte en partie cette histoire.
Fanny Arama
Votre roman donne la parole à un narrateur qui vous ressemble. Il décrit l’arrivée et l’établissement à Paris de votre arrière-grand-père, Henri Gosset, qui devient proche de Léon Daudet, rédacteur en chef de l’Action française à partir de 1908. Mais qui parle dans votre roman ? Comment avez-vous « élaboré » cette voix, qui oscille entre une description quasi-scientifique des milieux de la presse d’extrême droite pendant la Belle Époque, et une voix parfois déconcertante, pleine d’une ironie mordante vis-à-vis de ces escrocs médiatiques sans foi ni loi ?
Christophe Donner
Au départ, dans la première matrice du livre, il était beaucoup question de ma vie d’aujourd’hui, qui intervenait dans le récit historique. J’ai beaucoup enlevé pour ne laisser que « l’histoire historique ». Mon idée de ce qu’il se passe transparaît, par exemple dans l’interprétation de l’Affaire Dreyfus 1. C’est une théorie que je n’ai pas vue ailleurs. Les historiens sérieux ne l’adoptent absolument pas, ils ne peuvent pas l’admettre en tant qu’historiens. Mais ils reconnaissent qu’elle est possible.
Les scènes de reconstitution, je n’y étais pas, je les invente, ce sont des créations, est-ce qu’elles jurent par rapport aux citations ? J’espère le moins possible !
Fanny Arama
La totalité de votre œuvre est traversée par la question de la séparation entre le document et la fiction. Ce livre n’y échappe pas. Le volume du « document » (les correspondances notamment) occupe une place importante. Pourquoi teniez-vous à faire entendre ces voix sans y toucher, je pense notamment à la voix de votre arrière-grand-père, Henri Gosset, à travers sa correspondance, mais également à celle de Marcelle Bernard, sa seconde femme, institutrice engagée, qui tenait des carnets que vous avez en partie reproduits ?
Christophe Donner
Je laisse de grandes plages où je cite la voix des autres dans mon livre ; les historiens, eux, ne font pas cela. Ils sont très sérieux, mais ils ont la frustration de ne pas intervenir dans la création. Or moi, je suis émancipé par rapport à cela, je sais que je suis écrivain aujourd’hui, et j’ai juste besoin d’admirer les autres textes, de les mettre en exergue, je n’ai pas besoin de les réécrire. Les écrits sont les seuls faits historiques tangibles. Je respecte beaucoup ces voix. Cela m’intéresse de raconter l’histoire de cette manière.
Toutes les citations sont justes.
Marcelle Bernard a le talent de sa situation : elle était républicaine et féministe. Henri Gosset lui, se prend plus pour un écrivain. Il est moins intéressant, parce qu’il commente davantage.
Fanny Arama
Vous montrez comment Édouard Drumont cherche à tout prix, avec La Libre parole dans les années 1890, à « créer l’événement » antisémite qui soulèvera l’opinion et renversera la République. Quelles sont exactement les finalités de ce quotidien à sa création ?
Christophe Donner
La finalité de La Libre parole est financière. C’est une entreprise commerciale.
Celui qui s’est associé à Drumont pour sa création [en 1892], Jean-Baptiste Gérin, avait été, deux ans plus tôt, l’éphémère directeur du quotidien nationaliste Le National, et avait lancé une ambitieuse croisade… contre l’antisémitisme. Et pour en finir avec ce fléau, il s’était adressé à ses « chers coreligionnaires », leur proposant des abonnements au National sur dix ans ! C’est pareil pour Daudet, quand il crée L’Action française.
Il y a un très bon témoignage de l’époque sur la question, Vingt ans d’antisémitisme 1889-1909 (Fasquelle, 1910) de Raphaël Viau, un môme qui raconte son arrivée à Paris, à vingt ans, admiratif de Drumont, devenu anti-Drumont en une dizaine d’années. Le cœur de l’antisémitisme est une terre promise pour lui, mais il observe la crapulerie du milieu, et il finit par remettre en cause son antisémitisme !
Fanny Arama
Que vous inspire tout ce que vous avez pu lire sur cette époque sur les coulisses de la « République » ?
Christophe Donner
À l’époque, les grands hommes politiques, Jaurès, Clémenceau, avaient tous un journal à eux, et ils écrivaient tous très bien. Il n’y avait pas de séparation entre le journalisme et la politique. Les journaux étaient tenus par des hommes politiques qui ambitionnaient d’être députés 2.
Le premier personnage de ce type que j’avais eu à traiter, j’en ai parlé dans Un roi sans lendemain 3: c’est Jacques-René Hébert, journaliste du Père Duchesne, qui paraissait une fois ou deux par semaine pendant la Révolution française. Hébert est devenu substitut du procureur. Il dénonçait les gens le matin dans son journal, et ils étaient arrêtés et guillotinés dans l’après-midi ! Jacques René Hébert, c’était la collusion des pouvoirs dans ce qu’elle a d’absolu. Et d’une certaine manière, cela a continué avec les journalistes devenus députés à la fin du XIXe siècle.
Fanny Arama
Parmi les ouvrages que vous avez lus, de ou sur cette période, quel est celui que vous conseilleriez avant tout et pourquoi ?
Christophe Donner
Pour les gens qui aiment l’histoire, sans hésitation, le livre de Grégoire Kauffmann sur Drumont. C’est très bien écrit, prenant, je l’ai lu avec plaisir. C’était un guide très précieux pour moi.
J’aime beaucoup les livres de renegats qui ont frequente puis renie ce milieu : Vingt ans d’antisémitisme de Raphaël Viau ou Quatre ans à l’Action française de Charlotte Montard. Enfin, ce qui m’a le plus surpris ce sont les articles de Jean Jaures. Il a une plume parfois inégale, mais souvent très belle.
1 Christophe Donner soutient que l’Affaire Dreyfus tout entière part de l’ordre de Drumont de « trouver des Juifs » à inculper :
« Pour ce qui nous concerne, en dépit des multiples théories et contre-théories qui jalonnent son histoire, dans l’affaire Dreyfus, tout part de l’ordre de Drumont, inlassablement réitéré à ses collaborateurs, notamment à Adrien Papillaud : “Des Juëfs ! Trouvez-moi des Juëfs !”. Papillaud, le responsable des pages politiques du journal, n’ayant de cesse de satisfaire son patron, va secouer ses informateurs, notamment le commandant Esterhazy, qu’il a l’habitude de rétribuer pour ses tuyaux : “Remue-toi un peu, mon gars ! Trouve-moi quelque chose sur les Juifs ! Je te paie assez cher !” »
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2 Le 7 mai 1898, Édouard Drumont est élu député d’Alger avec plus de onze mille voix sur quinze mille.
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3 Grasset, 2007
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4 Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Perrin, 2008
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