Plus de trente ans après la sortie du documentaire Shoah de Claude Lanzmann, on mesure chaque jour un peu plus l’impact de ce film sur la conscience publique, sur notre compréhension de l’Histoire, sur le rôle du témoin, sur la puissance du film, et la liste est longue.
D’un point de vue cinématographique, ce documentaire est d’une grande audace : il ne comporte ni photos ou images d’archives, ni commentaires d’historiens, ni reconstitutions. Il est composé de témoignages de « revenants » (Lanzmann préfère ce terme à celui de « survivants »), de nazis, de complices silencieux et autres personnes qui ont vécu les événements. Que signifie être témoin ? Que signifie être témoin de la Shoah? Que signifie être témoin dans un film? Que signifie être témoin dans un film documentaire sur la Shoah ? Neuf heures et demie sur la Shoah et on ne voit pas un seul corps, pas une seule trace. « La preuve, c’est l’absence de cadavres », a dit Lanzmann. Un documentaire de l’absence.
Quand Shoah sort sur les écrans en 1985, c’est déjà un coup de poing cinématographique et historiographique. Ce film, qui devait durer deux heures et être bouclé en dix-huit mois, s’est étiré sur onze ans. Il est diffusé pour la première fois à la télévision, en 1987, dans le sillage du procès de Klaus Barbie à Lyon.
L’impact de cette diffusion, quatre soirs de suite et sans coupure publicitaire, est considérable. Outre le procès Barbie, c’est l’époque où les négationnistes attaquent sur plusieurs fronts médiatiques en quête d’un semblant de légitimité, où l’antisémitisme relève la tête (attentats, insultes), où l’historiographie française est encore peu développée et les films sur la question sont rares. Shoah était nécessaire, particulièrement à ce moment-là. Rediffusé lors des procès Touvier et Papon, le documentaire est toujours très regardé par un public large.
Des trois cent cinquante heures enregistrées, neuf et demie ont donné Shoah, mais d’autres scènes jamais utilisées ont finalement donné trois autres longs-métrages : Un Vivant qui passe (1997), Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001), Le Rapport Karski (2010) et Le Dernier des injustes (2013). Tous les rushes non utilisés sont déposés au musée-mémorial de la Shoah à Washington.
Shoah a de nombreux mérites. Le plus important est sans doute l’impact de son nom. Jusque-là, le terme Shoah, qui signifie « anéantissement » en hébreu, n’était utilisé qu’en hébreu. Les yiddishophones ont longtemps parlé de khurban, « la destruction », en référence à la destruction paradigmatique du Temple de Jérusalem. Mais dans le reste du monde, en particulier en anglais, c’est le terme inadéquat d’« Holocauste » qui s’est généralisé. Inadéquat, même avec une majuscule soulignant son caractère unique, car ce mot d’origine grecque possède une connotation sacrificielle. Aujourd’hui, on n’utilise guère « Holocauste » en français pour évoquer l’extermination des Juifs par les Nazis. Ce réajustement lexical, on le doit aussi à Claude Lanzmann.
Vient de paraître
Claude Lanzmann. Un voyant dans le siècle, ouvrage collectif sous la direction de Juliette Simont, Gallimard, 2017, 22 euros
À voir
Le nouveau film de Claude Lanzmann, Les Quatre sœurs, sera diffusé prochainement sur Arte