Comment écrire dans ce monde?

On a beau dire qu’écrire est déjà un confinement, pour Laurent Sagalovitsch, cet enfermement signe surtout une crise de l’écriture, comme un effroi et une immense lassitude.

© Angelika Sher, Untitled, 2006, 80 x 100 cm – Courtesy Zemack Contemporary Art, Tel Aviv

J’ignore pour quelle raison mais la plupart du temps c’est au tournant des mois mars/avril que je me lance dans l’écriture d’un nouveau roman. Peut-être ai-je besoin de sentir la terre revenir à la vie pour trouver dans cette renaissance la vigueur nécessaire à l’élan créatif. J’avais passé l’automne et l’hiver à me documenter sur le sujet sur lequel je me proposais d’écrire – le sort des personnes déplacées, principalement juives, au lendemain de la seconde guerre mondiale, ces revenants de la mort si désireux de dévorer la vie – et quand mars a surgi, j’étais prêt. Visiblement, je n’étais pas le seul : le Covid-19 lui aussi était prêt pour venir chambouler nos vies. Dire que jusque-là je l’avais ignoré ne serait pas tout à fait exact mais comme tout un chacun, je l’avais considéré avec un certain dédain, assuré que jamais il ne viendrait perturber le cours de mon existence. Funeste erreur. 

Quand il a fini par s’imposer dans nos vies, lorsque sont tombées les premières mesures de confinement, là aussi, je ne me suis pas inquiété outre mesure. Après tout, la vie d’un écrivain ressemble étrangement à celle d’un confiné plus ou moins volontaire : il sort peu, vit au ralenti, mène une existence austère où tous les jours, à la longue, finissent par se ressembler. Le confinement ne changerait rien à mon état; j’allais sous peu débuter la rédaction de mon roman et quand je l’aurais achevé, dans un an ou deux voire trois, du virus, il n’en serait plus question; le monde aurait tourné la page. Ainsi ai-je pensé la première semaine. Puis la deuxième. Quand la troisième est survenue, je n’avais pas écrit la moindre ligne. Pire, l’idée même d’écrire un pareil roman me procurait un infini sentiment d’ennui et de désolation. Comment pourrais-je écrire un roman sur le sort des personnes déplacées alors qu’autour de moi, le monde s’écroulait sur lui- même dans un grand soupir de lassitude ? 

C’était comme si l’Histoire m’avait joué un bien vilain tour. Sans me prévenir, sans même me demander mon avis – comment avait-elle seulement osé ? – elle avait congédié le vingtième siècle comme on referme pour ne jamais le rouvrir le coffre où sommeillent le souvenir de ses lettres d’amour et les billets de ses dettes de jeu. D’un seul coup, je me suis retrouvé orphelin de ce siècle, de son agonie et de son apoplexie meurtrière, et plongé dans cette nouvelle réalité, parmi la lumière blafarde des décomptes macabres qui chaque soir endeuillaient un peu plus le monde, mon monde, j’ai pensé que plus jamais je n’écrirais sur lui. 

Le virus m’avait débordé et avec lui j’avais chaviré dans une autre dimension. Moi qui finalement avais vécu à l’ombre de l’Histoire, enfant perdu du XXe siècle, né trop tard pour l’avoir éprouvé dans sa chair – honteux et lancinant regret – voilà qu’elle m’empoignait par le col pour mieux m’éprouver : à mes oreilles effarées, elle me chantait l’affreux ricanement d’un virus sorti de nulle part, prompt à jeter aux ornières les tragédies et les épouvantes des siècles passés. 

Distinctement, j’entendais le grincement du Temps, je percevais ses coups de boutoir, ses griffures, ses changements de paradigmes et je restais là hagard, dépossédé, écrasé sous le poids d’un monde que je ne reconnaissais plus. J’étais comme ce propriétaire terrien qui, suite à une révolution ou un coup d’État, voit ses terres confisquées et incapable d’en accepter la réalité, arpente une dernière fois son domaine, le cœur serré de devoir l’abandonner à tout jamais, l’esprit si troublé qu’il en vient à prendre en horreur sa condi- tion même de mortel. 

J’ignore si un nouveau monde est né, je sais seulement que l’ancien est mort, relégué dans les vestibules crasseux de l’histoire. Le vingtième siècle a vécu. Peut-être ressuscitera-t-il un jour prochain. Mais dans quel état ? Et qui intéressera-t-il ? Dans la confusion qui est la mienne, pris dans l’étau de cette pandémie dont chaque jour le récit des tragédies nous assomme encore un peu plus, abruti par l’accumulation de jours vains et stériles, j’ai comme l’impression que dans cet adieu au siècle passé, c’est aussi à nos déportés que nous adressons un dernier adieu. Voilà que les portes des crématoires se sont refermées et avec eux la mémoire des disparus ; leurs cendres se sont envolées à tout jamais.

CETTE FOIS, ILS SONT MORTS POUR DE BON. ET D’UNE CERTAINE FAÇON, MOI AVEC.