Joann Sfar écritdessine sur ce qui se joue : l’identité juive, l’agitation des sociétés, les verres entre amis et ce qu’il en jaillit, les extrêmes qui plombent, son bain, ses enfants qui grandissent/s’émancipent, le devenir des Juifs de France et du monde.
Même sous sidération, le 7 octobre, l’auteur a représenté quelque chose, quelque chose qui s’imposait, le haï חי, symbole du “Nous vivrons”. Pendant des semaines, ses publications sur les réseaux sociaux ont été les nôtres. Notre solitude, la sienne.
En 2023, Joann Sfar a publié “Les enfants ne se laissaient pas faire” (Gallimard Bande dessinée), son carnet le plus “sombre”, le premier qui tente de dessiner la Shoah par balles. Comment le sujet a pris forme sur ses pages? Hospitalisé pour cause de covid, il craint de presque mourir, de disparaître de la mémoire de son dernier enfant de moins de deux ans. Est appelé à la rescousse son grand-père maternel, un Juif ukrainien du siècle dernier. À travers ce personnage, on apprend que “Toute ma famille est morte au bord d’une fosse près de Bolechow” et qu’il faut “combattre la mort”. On ne peut s’empêcher de penser à cette citation d’Elie Wiesel: “L’oubli signifierait danger et insulte. Oublier les morts serait les tuer une deuxième fois”.
Après son grand-père vient Abba Kovner dont Joann Sfar raconte l’histoire, plutôt le mythe approximatif, celui d’un poète juif né en Ukraine, résistant lituanien qui “a vu les charniers, le début de ce qu’on a appelé la Shoah par balles”, qui a survécu à la Shoah et qui a passé le reste de sa vie à “emmerder les gouvernements israéliens successifs”.
Fin février 2022, la Russie envahit l’Ukraine, la guerre en Europe survient. “Encore une guerre à Odessa”, “Encore des cons qui croient que l’Ukraine, c’est loin” commentent ses personnages. Avant cette guerre, il y avait l’autre, celle qui a conduit de nombreux pays à massacrer leurs Juifs, des pays comme l’Ukraine. Joann Sfar rappelle les 33.000 morts de Babi Yar, “d’autant que la famille de mon grand-père repose sans doute dans ce ravin”. Les 29 et 30 septembre 1941, 33.771 Juifs ont été abattus d’une balle, les uns à la suite des autres.
La guerre s’acharne, Joann Sfar réaffirme son soutien à l’Ukraine et, face au déferlement de trolls pro-russes, il rappelle “l’histoire complexe” de l’Ukraine. Oui, on peut espérer que les Ukrainiens sortent vivants de la guerre et, en même temps, assurer que leurs ancêtres ont assassiné nos propres ancêtres. “Lorsque les Einsatzgruppen avaient des haut-le-cœur tellement leurs carnages allaient loin, ils faisaient appel aux nationalistes ukrainiens”. Et de poursuivre: “Babi Yar, c’est eux. Ils ont commencé les massacres des Juifs avant les nazis, ils les ont continués après”.
Joann Sfar lit Le ravin, une enquête de Wendy Lower sur une photographie prise le 13 octobre 1941 à Myropol, en Ukraine, celle d’une femme au bord d’un ravin. Avec lui, on lit que “la doctrine de cette Shoah par balles impliquait de ne pas gâcher des balles pour les enfants. On les laissait dégringoler dans le ravin en serrant la main de leur mère”. Encore une fois, la Shoah par balles n’aurait pas pu se produire comme ça, à un tel débit, d’une telle ampleur, sans la participation active des populations civiles. “Pour un nazi parmi les assassins, on compte dix-huit Ukrainiens”.
Rappelons-le, les Juifs ne se sont pas laissés faire, “les enfants étaient indisciplinés, ils ne comprenaient pas les ordres, n’obéissaient pas, pleuraient et tentaient de s’enfuir”. Mais, comment s’échapper quand c’est toute la population qui se dresse, nos voisins comme nos connaissances d’enfance?
Ce carnet de Joann Sfar sauve de l’oubli ces hommes, ces femmes et ces enfants qui ne se laissaient pas faire. Nous, il nous sauve de l’abrutissement même quand l’obscurité s’installe. Nous vivrons, le dernier né de l’auteur (paru il y a quelques semaines), s’inscrit dans son prolongement et nous intime de ne pas se laisser aller, de sacraliser la complexité comme le dialogue.