Comment peut-on définir le dialogue ?
Un dialogue sérieux, c’est la recherche, à deux ou à plusieurs, de la solution d’un problème. Celui-ci n’est possible qu’à partir de références initiales communes. Ces références communes permettent le développement d’un dialogue, appelons-le dialectique. En l’absence d’une axiomatique de départ partagée, nous ne pouvons avoir qu’un dialogue-de- sourds. Le dialogue-de-sourds, celui sans référentiel commun, est parfaitement stérile et ne produit chez les deux protagonistes que frustration, voire colère. Il épuise les énergies et ne fait qu’aggraver les divergences de départ. C’est malheureusement le cas le plus général. Dans certains cas cependant, à cause de la volonté des protagonistes, le dialogue a lieu. En quoi consiste-t-il ? En la recherche ou, plutôt, à la construction de ce référentiel commun absent. Pas à pas, il s’agit d’accommoder, de traduire, d’adopter un système sur lequel l’accord reste possible. Mais ces cas sont rares. DE
Quoi parlons- nous lorsque nous disons « référentiels communs » ?
Les référentiels du dialogue peuvent être de deux ordres : soit de l’ordre du savoir, soit de l’ordre des valeurs, savoir et valeurs relevant de domaines radicalement hétérogènes. Dans le cas où le référentiel de départ relève du savoir, cas princeps de la science, le dialogue, en cas d’opposition des protagonistes, se transfère au domaine de l’expérimentation qui tranchera. La divergence initiale entre protagonistes ne tardera pas à se défaire au vu des résultats répétés de l’expérimentation. Mais la science n’est pas le seul domaine où le référentiel peut être partagé. Le domaine du droit, qu’il soit civil ou religieux, fournit suffisamment d’éléments partagés pour que la confrontation dialogale puisse se résoudre. Il en va de même dans les discussions, parfois très longues, du Talmud, précisément parce que les règles exégétiques sont connues, définies et acceptées par les protagonistes.
Qu’en est-il lorsque les références sont de l’ordre des valeurs ?
Pour les dialogues que nous qualifions de dialogues-de-sourds : les référentiels des protagonistes n’appartiennent pas au domaine du savoir mais à celui des valeurs. Il suffit de penser aux débats télévisuels dont on sait, voire que l’on espère, tourner à la foire d’empoigne. Toute confrontation de valeurs n’a aucune chance d’aboutir. Le choix de celles-ci ne relève en effet d’aucune expérimentation, ni d’aucun savoir préalable. Il relève de la « liberté » de chacun et d’un choix irrationnel lié à la subjectivité, à l’histoire personnelle ou familiale, à la culture à laquelle on appartient et dans laquelle on s’est formé. Même Emmanuel Kant, dans sa Critique de la raison pratique, échoua à définir un référentiel commun aux débats sur les questions d’éthique. La confrontation de deux subjectivités, chacune équipée de son système de valeurs, ne peut donc aboutir. Elle ressemble à une lutte à mort, symbolique certes, des consciences. Même dans les quelques cas évoqués précédemment où le dialogue aboutit à un compromis, celui-ci n’a été possible que par la prise en compte d’un terme commun : l’intérêt des protagonistes ou des groupes qu’ils représentent. Ce dialogue-là a pour nom négociation. On cède sur un point quand l’autre cède sur un autre.
Comment expliquez-vous qu’il soit devenu à ce point difficile de dialoguer sans que cela ne tourne à l’anathème ?
Je ne sais pas s’il a jamais été facile de dialoguer. Le dialogue sérieux reste extrêmement rare. Mais je constate aujourd’hui un effritement certain des références communes. Notre société développe des anticorps qui s’attaquent à elle-même. Notre société paraît souffrir d’une maladie auto-immune ou d’un désir suicidaire.
Voyez-vous un lien entre le fanatisme (sur lequel vous avez beaucoup travaillé) et l’impossibilité d’entendre une voix discordante ?
Je pense que ce refus de la contradiction est plus une conséquence du fanatisme qu’une cause. La plupart des fanatisés sont au bord de la psychose. Or la psychose provient d’un effacement des références fondatrices. En « sacralisant » des idées, ils tentent de reconstruire cette référence presque effacée, parce que la souffrance du psychotique est immense. Cela devient un pare-feu contre cette angoisse qui les submerge. En même temps, elle les conduit à des impasses ou à la destruction.
Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan