Y a-t-il vraiment un corps juif ou un nez juif ?
Si la conscience collective s’est forgé une image du corps juif, c’est d’abord le résultat d’une distorsion antisémite, qui a décrit, peint et représenté le corps juif chétif, féminisé et difforme, et le nez juif disproportionné, crochu et menaçant. Les clichés sont de redoutables raccourcis pour accentuer la différence inassimilable, la rapacité inextinguible et la laideur repoussante : les pieds plats étaient rédhibitoires à l’armée, elle-même source d’intégration sociale, le corps malingre prouvait par la négative la supériorité de la masculinité aryenne, tandis que les caractéristiques diaboliques figeaient le Juif dans le statut de dangereux ennemi du monde chrétien. En même temps, les stéréotypes antisémites disent une chose et son contraire, lorsqu’ils représentent les Juifs capitalistes en bibendums gras, les yeux brillants, suintant la cupidité; ou les femmes juives en truies libidineuses qui ne cessent d’allaiter leurs innombrables portées. Chétifs ou grassouillets, les Juifs ont intériorisé l’idée que le corps n’était pas leur atout et qu’ils étaient avant tout un peuple de l’esprit, du livre et du cerveau. Pourtant, la tradition juive attache autant d’importance au corps qu’à l’esprit et encourage les activités physiques. La Bible fait le récit de chasseurs, de guerriers, de fermiers et même Dieu épouse des contours anthropomorphiques, tantôt un bras, une face, une oreille, ou une aile. Le Talmud décrit les lois concernant la sexualité, la circoncision, la grossesse et l’hygiène corporelle des vivants comme des morts, des enfants comme des adultes. La liturgie quotidienne invite à remercier l’Éternel de nous avoir donné un corps fait d’orifices et de protubérances qui fonctionnent et nous maintiennent en vie. Le corps est au centre du judaïsme autant que l’esprit, mais nous l’avons chassé de nos préoccupations pour endosser le rôle caricatural fantasmé par nos ennemis : cours de violon plutôt qu’entraînements de foot, abonnement au théâtre plutôt qu’à la salle de sport.
L’histoire des persécutions a rendu les Juifs moins résistants physiquement mais plus forts intellectuellement. L’agilité perdue dans les ghettos s’est muée en capacité à se réinventer après l’exil; l’interdiction de travailler la terre a donné naissance à des commerçants, artistes et savants; les Juifs ont obtenu davantage de Prix Nobel que de médailles olympiques (pardon, Mark Spitz). Pendant des siècles, ils ont courbé l’échine en lisant de lourds volumes, musclé les neurones plutôt que les biceps, accentuant les traits que leur imposait la société majoritaire et hostile.
Quant au nez juif, s’il reflète davantage les fantasmes que de réelles statistiques, il s’est néanmoins imposé comme un défaut physique très handicapant socialement pour les Juifs de classe aisée de la deuxième moitié du XIXesiècle. C’est d’ailleurs en 1898 que la rhinoplastie, la technique de reconstruction du nez, est mise au point par un certain Jakob Lewin, pardon, Jacques Joseph (1865-1934), qui naviguait naturellement entre la bourgeoisie juive et chrétienne; sa clientèle était essentiellement juive et allemande, et comprenait de nombreuses patientes de Sigmund Freud. À l’époque, la rhinoplastie était moins une affaire d’esthétique qu’une échelle aidant à l’ascension sociale par voie d’assimilation. On pouvait enfin changer de nez, comme on pouvait déjà changer de nom, de tenue vestimentaire, de lieu d’habitation et de profession. Le nez restait l’un des derniers obstacles à surmonter (sans avoir à se convertir) pour se garantir une place dans la haute société, particulièrement celle qui frayait avec les Chrétiens. La clinique de Jacques Joseph ne désemplissait pas; il insistait sur le soulagement psychologique qu’apportait l’opération. Cette pratique du nose job, comme on l’appelle aujourd’hui aux États-Unis, s’est généralisée au XXesiècle, et satisfait une large clientèle – hommes et femmes de toutes couleurs de peau et de toute confession – preuve s’il en fallait que tout un chacun peut se trouver malheureux de son nez et avoir envie d’en changer. Antisémites compris.
Au milieu du XXesiècle, la naissance d’Israël peut se lire comme la révolution corporelle du peuple juif : le Sabra (natif d’Israël) bronzé et musclé, les pieds (chaussés de sandales) bien ancrés au sol, assumant avec succès un travail physique au kibboutz, et son pendant en uniforme (et en godillots) des troupes d’élite de Tsahal, se sont imposés comme l’alternative au Juif diasporique gringalet et vulnérable. Avec Israël, les Juifs acceptent leur corp, le musclent, l’utilisent, et renouvellent les modèles bibliques de guerriers et de fermiers. Pendant que les Israéliens bombent le torse, les Juifs occidentaux se regardent le nombril et cherchent aussi à changer de peau. Le changement est passé par la tête. Longtemps, le domaine des études juives s’est pris pour une science purement cérébrale intéressée strictement aux choses de l’esprit : la centralité du texte a toujours été évidente dans les disciplines traditionnelles que sont la philosophie, la théologie, l’histoire et la littérature. Depuis une trentaine d’années, le corps juif s’est extrait de sa camisole pour s’imposer comme un objet d’étude légitime et digne d’intérêt. Sous l’impulsion de l’anthropologie, des arts visuels, de la sociologie, des arts de la scène en particulier, l’Académie a finalement admis que l’étude du corps n’était pas un péché de chair.
Ironiquement, quand les études juives ont commencé à s’ouvrir à d’autres disciplines et méthodes de recherches, quand l’anthropologie a commencé à s’intéresser aux Juifs comme peuple ayant des activités propres, quand l’étude des rituels a voulu inclure la circoncision, le bain rituel ou l’habillement, les critiques ont fusé contre la « féminisation » des études juives. C’était la fin de tout : les Juifs se laissaient « cannibaliser » par le féminisme, la sexualité, la psychanalyse, le postmodernisme et autres sujets tabous parce que non traditionnels. En fait, sous couvert de dénigrer l’étude du corps comme « mineure », bien des critiques craignaient purement et simplement de devoir accepter une méthode d’analyse pluraliste. Car l’étude du corps laisse s’exprimer la voix des femmes, des Sépharades, des petites gens et autres Juifs situés en marge de la vision blanche masculine ashkénaze. En prenant le corps des Juifs comme objet d’étude et comme prisme d’analyse, les études juives se sont, bon gré mal gré, trouvées enrichies, renouvelées et dynamisées. La limite ne se heurte qu’aux limites de la pensée, pas du corps.
Aujourd’hui, les Juifs font la paix avec leur corps. Exit Woody Allen. Barbra Streisand est devenu une référence de résistance à la rhinoplastie. Le Juif du XXIesiècle est mieux dans sa peau et dans son nez, à l’aise dans ses gènes et dans ses jeans.