Correspondance de Freud

Freud a créé la psychanalyse. « Moïse a créé le Juif ». 
À les faire correspondre, l’écriture de ces phrases (la deuxième cite une lettre de Sigmund Freud) pose question.
Ainsi, correspondance: « Répondre-avec », je pourrais inventer « répondance » comme ne pas cesser de se répondre. Mais, si l’on ne cesse de se répondre, c’est qu’on ne tombe jamais d’accord. Ainsi « correspondance » signifie: différence, écart, division, disjonction, désajointement.
Le 30 septembre 1934, Sigmund Freud, dans une lettre à Arnold Zweig, écrit: « En face des nouvelles persécutions on se demande de nouveau comment le Juif est devenu ce qu’il est et pourquoi il s’est attiré cette haine éternelle. Je trouvais bientôt la formule. Moïse a créé le Juif, et mon travail reçut le titre: L’homme Moïse, un roman historique. » 

C’est évidemment le même Sigmund Freud qui a inventé la psychanalyse. Aussi on comprendra qu’en écrivant cette phrase selon laquelle Moïse a créé le Juif, et parce qu’il a donné naissance à la psychanalyse, Freud est encore en train d’inventer la psychanalyse. Chaque mot qu’il trace est invention de la psychanalyse. 

Mais alors celui-là concernant l’histoire du judaïsme pas plus, mais pas moins non plus, que n’importe quel autre, par exemple que le « moi n’est pas le maître dans sa propre maison » ou encore que « Aucun mortel ne peut garder un secret. Si les lèvres restent silencieuses, ce sont les doigts qui parlent. La trahison suinte par tous les pores de sa peau ». N’est-ce pas Freud, d’ailleurs, qui nous apprend que l’exemple est toujours la chose même ?

Pour surprenant que cela paraisse, on aura raison d’en déduire que le non-rapport de ces deux propositions de départ est une chance. Une chance folle, dit-on, et la folie de cette chance est ce qui nous garde de la folie de l’histoire et de la folie politique. Ce non-rapport est un indice déterminant et tout à la fois parfaitement oublié, à savoir que la théorie analytique présente un enjeu politique majeur. Davantage qu’un enjeu, il y va du recoupement incessant du politique et de la psychanalyse, de leur inséparabilité. 

Dans ce court extrait de sa correspondance avec Arnold Zweig, c’est sans équivoque que Freud cherche, ancré dans le quotidien du monde de 1934, ce qui arrive avec la persécution des Juifs. Et ceci est de la psychanalyse. C’en est même l’exigence la plus radicale: qu’il y a un monde et qu’il s’agit de s’en inquiéter. En une formule, cela se pose ainsi: la psychanalyse ne va pas sans le politique. Lacan un jour a écrit ceci: « N’aller pas sans, c’est faire couple »

Se profilent ainsi et l’éthique et la responsabilité politique de la psychanalyse. Il n’y a pas de psychanalyse sans cela. Freud dans les phrases de cette lettre est en train, à sa manière, de poser cet axiome. Chaque mot qu’il trace contribue à la poursuite de sa propre invention, disais-je, et l’on comprend maintenant que cette invention est en même temps, toujours strictement une clinique, une éthique, une politique, une théorie. Voilà qui oblige. 

Et Freud aura été obligé lui-même par les exigences fondamentales de sa propre invention. Il aurait préféré ne pas. Qu’il écrive que « Moïse a créé le Juif » dans une lettre adressée à Arnold Zweig signifie exactement cela. C’est inévitable, il ne peut s’empêcher de l’écrire, il doit, il lui est impossible de ne pas, il ne peut pas ne pas tout en ne pouvant pas et pourtant. Il en est hanté – et depuis très longtemps –, obsédé, travaillé. Toujours à Arnold Zweig, toujours en 1934 et toujours dans une lettre, le 16 décembre, cette fois:
« Laissez-moi en paix avec Moïse. Que j’aie échoué dans cette tentative pour créer quelque chose – la dernière probablement – me déprime déjà assez. Non que je m’en sois détaché. L’homme et ce que je voulais faire de lui, me poursuivent continuellement. Mais c’est impossible, les dangers extérieurs et les scrupules intérieurs ne me laissent pas d’autre issue. Je crois que ma mémoire des événements récents n’est plus très sûre. Que je vous aie écrit suffisamment dans une lettre précédente que Moïse était égyptien, ce n’est pas l’essentiel, bien que ce soit le point de départ. Ce n’est pas non plus la difficulté intérieure, car on peut tenir cela pour certain. Mais le fait que j’ai été obligé d’ériger une statue effrayante de grandeur sur un socle d’argile, de sorte que n’importe quel fou pourra la renverser. » 

LA PSYCHANALYSE PASSE SON TEMPS À METTRE EN RELIEF CE QUI COINCE, À S’INQUIÉTER POUR CE QUI BOITE, À COMPLIQUER CE QUI SE DONNE

Que dit la correspondance avec Arnold Zweig, ici ? Très précisément, l’écart et l’écartèlement de Freud l’inventeur de la psychanalyse. Mais surtout que si Moïse a créé le Juif et qu’il est Égyptien, alors un Égyptien aura été créateur des Juifs. Et le scandale est là. Dans l’étrangèreté à soi, dans ceci qu’il y a « l’Autre dans le Même ». Le scandale est dans la non-identité à soi, la non-coïncidence entre soi et soi, dans la faille interne de l’origine qui devient par là même non originaire.
Et, dans la correspondance, Freud écrit la non-correspondance structurale de l’origine et de l’identité, leur division interne et par conséquent, l’ineptie, l’inconsistance, la stupidité en somme de toute prétention à la pureté et à l’appartenance de soi-même à soi-même, de l’entre-soi et du chez-soi. Qu’il n’y en a pas, donc, ou si l’on préfère, qu’il n’y en a pas qui ne soit en même temps pas ce qu’elle est, plus d’une, divisée interminablement, multiple. Et Freud sait qu’il ne peut pas l’écrire pour un texte public et il sait qu’il ne pourra pas ne pas l’écrire non plus. « Laissez-moi en paix avec Moïse », implore-t-il. Il faut prendre cela au sérieux. Laissez-moi ne pas écrire… écrit-il.

La psychanalyse est un opérateur de multiplicité. Elle passe son temps à mettre en relief ce qui coince, à s’inquiéter pour ce(ux) qui boite(nt), à compliquer ce qui se donne, à barrer les illusions totalisantes de l’Un et de ses tentations mortifères en le défaisant, le dédicant, le désédimentant. Et en recommençant encore. 

Comme il est facile, simpliste et paresseux intellectuellement d’exploiter la judéité de Freud pour saisir l’hyper singularité de ce qui est en jeu dans et avec la psychanalyse. On rappellera à ceux qui ont la mémoire courte que les nazis qui se définissent rigoureusement par la haine de la pensée, n’auront pas hésité, eux, à tirer ce fil et à discriminer la psychanalyse comme « science juive ». Sur l’autre bord se tiennent les tenants du « génie national » qui n’hésiteront pas non plus – à croire que ne pas hésiter est un symptôme sérieux – à utiliser, eux également et avec fierté, la même locution: « science juive » et ceci très exactement pour cette même « raison » que Freud a créé la psychanalyse et que Freud est né juif. 

Je tiens que cela est insupportable. Qu’on ne peut jamais et sous aucune condition accepter d’avoir quoi que ce soit de commun avec le nazisme, le néonazisme, ni aucune extrême droite sous aucun de ses déguisements. Pas même une pensée en commun, pas même une expression en commun, pas même de langue commune, pas même un mot en commun. Et revoilà la non-correspondance comme chance en tant qu’elle est ce qui offre ce qui-vive théorique, éthique et politique permanent. La non-correspondance empêche les somnolences et repos de la pensée. Elle rend insomniaque et inquiet. Les lettres de Freud ne montrent pas autre chose. 

Penser la psychanalyse, ce qui commence à peine tant l’invention est récente (118 ans), ce sera toujours tenir tout cela en même temps. Exigence extraordinaire de la psychanalyse. Dès lors, on peut aller plus loin encore: si ce n’est pas un entremêlement éthique, clinique, théorique et politique, alors ce n’est pas la psychanalyse. 

La fécondité extraordinaire du malentendu surgit à l’œil attentif du lecteur des premières phrases du livre de Freud qu’en français nous avons connu sous deux titres et avec d’abord deux traductions (depuis que les œuvres de Freud sont passées dans le domaine public, il en existe d’autres). La première: Moïse et le monothéisme par Anne Berman. La deuxième, L’homme Moïse et la religion monothéiste – Trois essais par Cornélius Heim. 

Je sais l’histoire de ces incipit très connue, mais je propose tout de même de finir sur un jeu des différences, des divisions, des écarts, jeu des glissements de la langue, des trébuchements des écritures. Lisez, oui, lisez, ça ne va pas cesser de ne pas correspondre. Lisez, oui, lisez, ça ne va pas cesser de correspondre. Ce jeu des différences s’appelle « psychanalyse ». Sigmund Freud en est le créateur. 

Jouons donc : 
Moïse et le monothéisme
 « Déposséder un peuple de l’homme qu’il célèbre comme le plus grand de ses fils est une tâche sans agrément et qu’on n’accomplit pas d’un cœur léger. Toutefois aucune considération ne saurait m’in- duire à négliger la vérité au nom d’un prétendu intérêt national. Bien plus, tout porte à croire que l’élucidation d’un seul point du problème pourra éclairer l’ensemble des faits. » 

L’homme Moïse et la religion monothéiste 
« Enlever à un peuple l’homme qu’il honore comme le plus grand de ses fils n’est pas une chose qu’on entreprend volontiers ou d’un cœur léger, surtout quand on appartient soi-même à ce peuple. Mais on ne s’autorisera d’aucun exemple pour repousser la vérité au profit d’un hypothétique intérêt national, et l’on est ainsi en droit d’attendre de l’élucidation d’un réseau de circonstances un gain pour notre connaissance.* »

* Un indice toutefois: on aimerait bien laisser Freud en paix avec Moïse, mais dans la troisième ligne du second extrait, le voilà qui revient. Pour une fois et comme malgré lui, Freud écrit appartenir lui-même à ce peuple, mais il nous l’aura appris: il n’y a pas d’appartenance.