Au XIXe siècle, l’anthropologie britannique – qui était essentiellement évolutionniste – se passionna pour la question du totémisme au Proche-Orient ancien. Certains affirmèrent avec force démonstration la rémanence, au moins jusqu’aux temps prophétiques, d’une organisation clanique de type totémique, tandis que d’autres leur opposaient l’incompatibilité entre le judaïsme ancien et cette organisation sociale, ou plus simplement l’absence de preuves convaincantes qu’un tel modèle ait réellement pu prévaloir parmi les Hébreux anciens.
On était encore loin, à cette époque, de la critique radicale du totémisme qui, de Claude Lévi-Strauss à Philippe Descola, finira par avoir raison de ce concept, tout au moins dans sa définition initiale. Mais les débats d’alors éclairent l’un des aspects de la relation entre l’homme et l’animal selon le texte toraïque et méritent, à ce titre, d’être relus. Y a-t-il eu, dans l’histoire juive, culte rendu à l’animal ?
L’introduction du terme « totem » dans le vocabulaire anthropologique remonte à la fin du XVIIIe siècle, rapporté de la région des Grands Lacs d’Amérique du Nord par un négociant en peaux qui y avait observé l’organisation clanique autour d’un esprit symbolique. Un siècle plus tard, les anthropologues écossais James G. Frazer et John F. McLennan le reprennent à leur compte et théorisent un modèle d’organisation sociale : le totémisme. Dès le départ, la notion fait débat mais recouvre peu ou prou les caractéristiques suivantes : le clan totémique se reconnaît une parenté commune d’ascendance matrilinéaire remontant à un ancêtre végétal ou animal dont il a pris le nom, qu’il vénère ou craint, s’abstient de manger – ou alors de façon ritualisée, dont les membres s’en marquent le corps, et qui sert de référent pour fixer les règles d’alliance exogame et de fidélité transclanique.
En 1880, l’orientaliste écossais William Robertson Smith publie les prémisses d’une théorie qui voit dans les pratiques des premiers Hébreux telles que relatées par la Bible, un faisceau d’indices de leur organisation en clans totémiques. Il entend montrer ainsi que David appartient au clan du serpent et entretient donc des relations particulières avec des Amonites se réclamant du même reptile ; il trouve des traces de cultes rendus à des totems animaux au sein-même du Temple jusqu’à l’éoque d’Ézéchiel, et interprète le port des téfilines ou les règles de la casherouth comme autant de survivances de cultes totémiques.
Neuf ans plus tard, le folkloriste et historien juif australien Joseph Jacobs, lui répond par un article démontant, argument par argument, la théorie totémiste de Smith, mais reconnaissant, ce qui nous intéresse plus ici, nombre d’indications de la vraisemblance de cultes animaux parmi les premiers Hébreux.
Le premier argument de Smith a trait aux noms des clans et familles, tels que relatés dans la Torah. Jacobs approfondit son travail et relève plusieurs dizaines de noms de personnes ou de villes dérivés de noms d’animaux ou de plantes. On trouve parmi eux les Calébites (clan du chien), les Arélites (clan du lion), les Tolahites (clan du ver), et d’autres encore. En fait, la plupart de ces noms animaux ou végétaux se retrouvent parmi les Horites, peuple troglodyte méridional dont la généalogie est tracée en Genèse 36. De même, en Nombres 26, on ne compte pas moins de soixante-douze clans dont certains portent des noms d’animaux. Surtout, on croise certains clans dans plusieurs descendances (celles de Gad et de Benjamin, par exemple, dépendent des Arodites, clan de l’âne sauvage). Jacobs prend note de tous ces éléments mais remarque que ces noms animaux ou végétaux représentent moins d’un pour cent de la totalité des noms cités dans la Torah.
Partant ensuite de l’exogamie, condition du totémisme tel que défini au XIXe , Jacobs note, en Juges 12, une définition parfaite de la règle matrimoniale : Ibçan « eut trente fils et trente filles. Il maria ces dernières au-dehors et il introduisit dans sa famille trente brus pour ses fils ». Or, les anthropologues évolutionnistes britanniques considèrent l’exogamie comme un stade avancé issu du totémisme. Jacobs en conclue qu’on trouve bien là une trace, une « survivance » d’un totémisme qui aurait perdu de sa vitalité parmi les Israélites. Mais il remarque également que le mot hébreu beth avoth utilisé pour clan ou famille, signifie « la maison des pères » et s’oppose à l’idée de matrilinéarité essentielle au totémisme.
Concernant les cultes rendus aux animaux, Smith s’appuie sur les épisodes du Veau d’or ou du Serpent de bronze, sur l’insistance du deuxième commandement qui proscrit notamment la représentation « des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre », mais surtout sur un passage d’Ézéchiel (8 : 10-11) :
« J’entrai et je vis qu’il y avait toutes les formes de reptiles et d’animaux immondes, et toutes les idoles de la maison d’Israël gravées sur le mur, tout alentour. Et soixante-dix hommes des anciens de la maison d’Israël, avec Yaazania, fils de Shafan [lapin], debout parmi eux, se tenaient devant elles, chacun son encensoir à la main, et un épais nuage d’encens s’élevait. »
Jacobs y voit une métaphore, un symbole du danger permanent de l’idolâtrie, y compris ou surtout parmi les anciens, les chefs de clans ou de famille. Selon lui, le fait que le personnage s’appelle Yaazania [Dieu m’entend] et ben Shafan [« fils de lapin » ou encore « membre du clan du lapin »] semble « insister sur le contraste entre le culte juste et le faux culte ». Là encore, il y voit la preuve non pas de l’existence d’un totémisme à quelque époque que ce soit parmi les Hébreux, mais la réminiscence d’une pratique totémique qui pourrait être antérieure ou exogène quoique proche pour les Hébreux anciens.
Enfin, Smith s’attaque à la nourriture et aux interdits alimentaires. Dans les organisations totémiques, le totem est tabou : il ne peut être mangé, sauf au cours d’un rituel religieux. Isaïe (66 : 17) fait ainsi référence à des rites de consommation d’animaux non-casher. « Ceux-là qui se font saints, qui se font purs pour le culte des bosquets, se groupant autour d’une idole ; ceux-là qui se repaissent de la chair du porc, des reptiles répugnants, de la souris, ensemble ils périront ! ».
Smith voit dans la liste des animaux « répugnants » ou « impurs » la compilation des animaux qui servirent de totems aux différents clans de la Torah. Selon son interprétation, à une période qui date d’avant l’Exode, les juifs organisés en clans matrilinéaires totémiques s’interdisaient donc la consommation de leur totem. Ainsi les Hezir ne mangeaient-il pas de porc, les Arod pas d’âne sauvage, les Shafan pas de lapin, etc. Le système matrilinéaire polygame permet ensuite que, rapidement, une même famille cumule nombre de ces totems. L’organisation totémique disparaît et avec elle le souvenir de la raison de ces interdits alimentaires, mais la pratique, adoptée culturellement, demeure avant d’être intégrée au corpus législatif.
Le problème de cette lecture de Smith réside dans le fait, souligné par Jacobs que, sur 85 noms de personnes ou de villes correspondant à des aliments potentiels, 43 sont casher et 42 ne le sont pas. Jacobs en déduit que, si jamais ces noms avaient un jour relevé de tabous totémiques, ils avaient été oubliés avant-même le temps des anciens Hébreux.
Le dernier point de l’argumentaire de Smith repose sur le tatou ge, pratique normative selon la définition du totémisme à cette époque. Une fois encore, Smith invoque l’interdiction biblique du tatouage comme preuve que cette pratique existait, remarquant d’ailleurs qu’elle existe toujours parmi les peuples sémites. Il note aussi le commandement : « Et tu porteras comme symbole sur ton bras et comme mémorial entre tes yeux afin que la doctrine de l’Éternel reste dans ta bouche, que d’un bras puissant, l’Éternel t’a fait sortir de l’Égypte » d’où découle la pratique de la pose des téfilines.
Malgré leur opposition, Smith et Jacobs s’accordent à remarquer plusieurs événements ou phénomènes bibliques qui s’apparentent à des survivances de cultes rendus aux animaux. La récurrence des interdits relatifs à l’idolâtrie, des récits comme le Veau d’or ou la découverte horrifiée par Ézéchiel de cultes païens, les règles d’exogamie ou de fidélités transclaniques, voire les prohibitions alimentaires, conduisent à admettre la plausibilité, sinon la certitude, qu’en des temps premiers qui pourraient être une préhistoire juive, les Hébreux, ou ceux qui le devinrent, entretinrent une relation particulière, spirituelle et rituelle, avec certaines des espèces animales qui peuplaient leur environnement.
On trouve, dans la Torah, deux animaux qui parlent, l’un pour contrer le projet divin, l’autre pour l’affirmer, l’un pour tromper l’homme, l’autre pour le garder. Il s’agit du serpent de la Genèse et de l’ânesse de Bileam dans les Nombres.
Pour en savoir plus :
• William Robertson Smith, «Animal Worship and Animal Tribes among the Ancient Arabs and in the Old Testament», in Journal of Philology, n°17, vol. Ix, 1880• Joseph Jacobs, «Are there Totem-Clans in the Old Testament?», in The Archaeological Review, n°3, vol. III, mai 1889
• Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, 1962
• Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005