Daniel Shek: “La seule manière de libérer en sécurité un grand nombre d’otages, c’est par un accord”

Daniel Shek est un diplomate israélien. Depuis le 7 octobre, il s’est mis au service du Forum des familles d’otages. Pour Tenou’a, il explique les missions de cette organisation et nous parle des 120 otages toujours captifs à Gaza. 

Daniel Shek dans les locaux du Forum des familles d’otages, en Israël, juillet 2024. (photo DR Daniel Shek/Forum)
Remarquons sur les posters des messages écrits à la main, une étoile lorsque les otages sont morts, un message “home!” [à la maison] lorsqu’ils ont été libérés.

Antoine Strobel-Dahan Daniel Shek, vous êtes israélien, diplomate, ancien ambassadeur d’Israël en France de 2006 à 2010. Depuis le 7 octobre, vous prenez une part active dans le Forum des familles d’otages  (littéralement le Forum des familles pour le retour des otages et des disparus מטה המשפחות להחזרת החטופים והנעדרים). Pouvez-vous nous faire un point sur la situation actuelle?

Daniel Shek D’abord je veux remercier Tenou’a parce que je sais que vous vous intéressez au sort des otages et que chaque voix qui s’élève pour les défendre est importante. Les familles qu’on rencontre ici au Forum sont de véritables héros, des gens extraordinaires qui, depuis neuf mois viennent ici presque quotidiennement pour s’activer. Le Forum est une organisation exceptionnelle, entièrement montée par la société civile, avec des centaines de bénévoles qui sont mobilisés depuis le 8 octobre pour aider ces familles, pour aider les otages et pour servir de voix pour ces gens qui ne peuvent pas utiliser la leur. 
Il est très difficile de faire un point de situation. Nous sommes au énième point critique d’une négociation qui, jusqu’à maintenant, s’achève à chaque fois par une déception. Il faut comprendre que, dans ce bâtiment et dans l’oreille et le cœur des membres des familles d’otages qui viennent ici, chaque information concernant le sort de la négociation résonne bien plus fort que dans votre oreille ou la mienne. Chaque brin d’optimisme devient un immense espoir, tangible, qui donne l’impression qu’on peut presque déjà toucher son proche. Et à l’inverse, chaque information qui laisse à penser qu’il y a une difficulté, une entrave, peut créer une véritable détresse. Les deux semaines passées ont été assez exceptionnelles ici parce qu’il y avait un sentiment prudent d’optimisme. Mais les nouvelles des derniers jours ont dissipé cela. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne reste pas d’espoir que la négociation reprenne et qu’elle réussisse mais le moment ne semble pas propice. 

ASD Il y a eu finalement très peu de libérations autres que les 105 issues des accords de fin novembre. Quatre femmes avaient été libérées fin octobre pour “raisons humanitaires”, et les opérations militaires de sauvetage ont permis de libérer une femme qui s’était évadée après quelques semaines, deux hommes en février, et une femme et trois hommes début juin. Bien sûr, nous nous réjouissons de savoir ces cinq hommes et ces deux femmes de retour en Israël, mais ce chiffre de sept personnes libérées par l’armée contre 109 par des négociations n’interroge-t-il pas sur la marche à suivre?

DS Les chiffres sont suffisamment parlants. Il est clair que, malgré l’exaltation que tout un chacun a pu ressentir notamment il y a quelques semaines quand ces quatre otages ont été libérés par une action véritablement héroïque et créative des forces de Tsahal et d’autres organisations, tout le monde comprend que cette méthode ne nous rendra pas 120 otages. Les premiers à le comprendre sont d’ailleurs les militaires: la seule manière de libérer en sécurité un grand nombre d’otage, c’est par un accord – ce qui n’empêche pas de saisir une opportunité de libération militaire si elle se présente. Je dirais même plus: ici parmi les familles d’otages, il y a un sentiment mitigé par rapport à ces opérations, d’abord parce qu’elles mettent leurs proches en danger (cela ne peut pas toujours réussir de manière si brillante) mais aussi parce que les familles disent qu’elles ne veulent pas qu’un seul soldat israélien mette sa vie en péril pour sauver leurs proches, en tout cas pas tant qu’il y a une autre possibilité; or pour le moment, il y a une autre possibilité. Personne ne veut voir un héroïsme qui va se terminer par la tragédie d’une autre famille. Donc clairement, la marche à suivre, c’est un accord.
Je veux être très clair: tous les sondages montrent qu’une écrasante majorité de l’opinion publique israélienne pense qu’il faut accepter un accord pour libérer les otages, même au prix de la cessation des opérations militaires, de l’arrêt de la guerre. Officieusement, on sait aussi que la quasi-totalité des responsables de sécurité et des négociateurs pensent que c’est maintenant le moment de signer un accord, que la possibilité existe, et que Tsahal peut s’accommoder des termes d’un tel accord sans que cela ne nuise à son actuelle liberté d’action. Le fait d’arrêter ses opérations militaires ne constitue pas un prix déraisonnable aux yeux de Tsahal. Mais la décision revient au gouvernement et particulièrement au Premier ministre. Et je ne suis pas convaincu que le Premier ministre soit totalement motivé pour conclure un accord en ce moment. De même, je ne suis pas convaincu qu’une telle motivation existe du côté du Hamas. Je suis un ancien diplomate, j’ai négocié bien des accords et, à la fin, ce qui permet la réussite ou l’échec d’une négociation, ce n’est plus le contenu – tout le monde comprend qu’il va changer à la marge – mais uniquement le fait qu’au même moment, les deux parties soient véritablement engagées derrière la volonté de conclure et de signer.

ASD Beaucoup des 120 otages encore captifs (116 du 7 octobre et 4 datant de 2014 à 2015) ne sont pas seulement israéliens. On compte 22 nationalités parmi ces otages. Les pays dont ils sont ressortissants peuvent-ils influer sur cette négociation? 

DS Le degré d’engagement des gouvernements concernés directement, ceux dont des ressortissants sont otages, est très inégal, tout comme leur capacité à peser sur une négociation ou à faire pression sur le Hamas. Ce n’est finalement que très tard, et d’ailleurs à l’initiative de ce Forum, que s’est formée une sorte de coalition de ces pays pour prendre certaines mesures ensemble: se ranger derrière une déclaration très claire du Secrétaire d’État américain pour exiger la libération immédiate de tous les otages en échange d’un cessez-le-feu prolongé, déclaration qui a été signée en avril par 17 autres pays [l’Allemagne, l’Argentine, l’Autriche, le Brésil, la Bulgarie, le Canada, la Colombie, le Danemark, l’Espagne, la France, la Hongrie, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Serbie et la Thaïlande]. Ce groupe a mené deux ou trois autres actions communes. Mais il est dommage qu’il n’y ait pas une véritable coalition internationale des pays concernés pour constituer, en parallèle à ce que font les États-Unis, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, un véritable poids du moins dans l’opinion publique sinon sur la négociation elle-même.

ASD Il existe une estimation qu’une quarantaine des otages sur place sont morts. Comment cette estimation est-elle faite? et, pardon de ma naïveté mais, si on sait qu’ils sont morts, si on a ces infos, j’imagine que cela veut dire qu’on a aussi des informations sur où ils se trouvent…

DS Oui, c’est un peu naïf, mais je vais vous aider: ce n’est pas une estimation. 43 des 120 otages sont officiellement confirmés comme ayant été assassinés. Je ne suis pas en mesure de dire comment on parvient à ces confirmations parce que je ne le sais pas exactement. Parfois c’est évident: un otage libéré témoigne avoir vu le corps de quelqu’un. D’autres fois, ce sont des vidéos dont l’analyse permet de confirmer que la personne reconnue n’est pas en vie. Et puis il existe d’autres méthodes que ni vous ni moi ne connaissons: du renseignement, des écoutes, etc.
J’ajouterais que, pour nous, pour le Forum et pour Israël en général, il n’y a pas de différence entre un otage mort et un otage vivant: ils sont tous otages – ce concept n’est pas toujours compréhensible pour des personnes qui connaissent moins l’attitude du judaïsme ou de l’État d’Israël par rapport aux morts. 
Ces 43 personnes sont confirmées décédées officiellement et religieusement: leurs familles ont reçu l’accord de faire shiva [le deuil religieux dans le judaïsme]. Certaines familles ont choisi d’attendre le rapatriement du corps de leur proche mais d’autres l’ont faite. Donc ces 43 personnes, on sait qu’elles sont mortes. Cela ne signifie pas que les autres sont vivants, simplement qu’ils sont considérés comme vivants jusqu’à preuve du contraire. Quant aux estimations qui circulent sur Internet ou ailleurs, je les trouve irresponsables et je n’en vois pas l’intérêt: si on ne sait pas, il vaut mieux ne pas en parler. 

ASD Une famille est devenue un symbole dans le monde entier, la famille Bibas, dont les 2 enfants, Ariel et Kfir, avaient respectivement 4 ans et 9 mois le 7 octobre. Ils ont été enlevés chez eux au kibboutz Nir Oz et séparés, le père Yarden d’un côté, la mère Shiri avec ses enfants de l’autre – la photo de cette mère portant ses enfants dans les bras le visage plein d’effroi a beaucoup marqué. Le Hamas a annoncé leur mort de façon très cynique et puis il y a eu des informations contradictoires. En savez-vous plus sur leur sort aujourd’hui?

DS Malheureusement non, je ne sais pas. Que puis-je dire? Il faut prier.
Ils ne font pas partie des 43 personnes qui sont confirmées mortes aujourd’hui, ça nous le savons. L’annonce du Hamas n’est absolument pas considérée ici comme une preuve de leur mort: il y a un cynisme évident dans la guerre psychologique que joue le Hamas par ce genre d’annonces. De la même manière que, lorsqu’on voit une vidéo d’un otage publiée par le Hamas, si on se réjouit de la preuve de vie, personne ne s’intéresse véritablement au contenu du message: tout le monde comprend que ces gens ne sont pas libres de s’exprimer. En ce qui concerne la famille Bibas et les deux rouquins les plus célèbres de la Terre, il faut prier, chacun à sa manière.

ASD Vous nous avez expliqué que le Forum est une émanation de la société civile. Les familles se sentent-elles soutenues et informées par l’État?

DS Ce serait un peu long de détailler cela mais, globalement, durant les premières semaines, l’État était totalement absent, dysfonctionnel – peut-être avec d’excellentes raisons mais peu importe. Le Forum a comblé un vide quand, en quelque jours, il a constitué des méthodes pour aider, pour soutenir ces familles, dans une foule de domaines. Avec le temps, l’État a enclenché des actions et il est aujourd’hui actif dans un certain nombre de domaines, comme le soutien économique à ces familles – il faut bien avoir en tête que, jusqu’au 6 octobre, ils avaient une vie normale, celle-ci a éclaté du jour au lendemain et nombre d’entre eux ne sont pas capables aujourd’hui de travailler comme avant. Il me semble que la chose la plus importante que nous ayons créé ici, c’est une communauté pour ces familles. Dans ce bâtiment du Forum, on entend beaucoup dire “C’est le seul endroit où je me sente normal, je suis entouré de gens comme moi. Ici on peut pleurer ensemble, mais on peut aussi rire ensemble, faire des blagues morbides sur la situation sans se sentir mal”. Pour beaucoup, le Forum les sauve d’une solitude, pas uniquement physique mais qui est aussi cette solitude d’être entourés d’une vie qui, globalement, a repris dans le pays. Et puis les gens qui travaillent ou sont bénévoles ici, veulent vraiment aider: il y a une sorte de culture de travail qui veut que, quand on vous pose une question, la réponse doit toujours débuter par “oui” – ensuite on voit si on arrive à réaliser ou non mais, en tout cas, la volonté de répondre aux besoins est réelle. 

ASD Des 251 otages du 7 octobre, 116 sont toujours captifs, 19 corps ont été rapatriés en Israël et 116 ont été libérés. Comment vont ceux-ci? ceux qui ont retrouvé la liberté mais aussi le deuil? On pense par exemple à la petite Abiagail Edan qui a été libérée 24 novembre, deux jours après avoir célébré son quatrième anniversaire, dont les parents Roy et Smadar ont été tués le 7 octobre – elle est donc rentrée en Israël orpheline. Je pense aussi à deux enfants français, Erez et Sahar Calderon, 11 et 16 ans, libérés le 27 novembre et dont le papa, Ofer, est toujours otage. Comment vont les anciens otages aujourd’hui? 

DS Sur 116 personne, la réponse évidente est que c’est très inégal. Une grande partie d’entre eux sont des enfants et d’eux, je ne sais rien: ils sont totalement à l’abri du public, avec leurs familles ou ce qu’il en reste. Certains semblent solides, bien que marqués bien sûr, et des 116 otages libérés, très majoritairement des femmes, une minorité, environ une dizaine, se sent capable et à l’aise pour parler publiquement. Il y a évidemment une différence aussi entre des personnes libérées après 50 jours et des personnes libérées après presque 250 jours, et leur état dépend aussi des conditions de leur détention – certains ont subi des conditions dures mais somme toute humaines, d’autres une détention absolument abominable. Mais surtout, vous avez raison de le souligner: les deuils se mélangent et il est rare que cette libération soit une sorte de point final. Pour beaucoup, ce n’est pas seulement un otage libéré, c’est aussi un otage en deuil parce que d’autres membres de la famille ou des proches ont été tués, parce que, souvent, il y a un membre de la famille qui est encore otage – un membre de la famille ou un proche: ce sont des communautés de kibboutz, ils ont grandi ensemble, ils se connaissent, ils sont très liés même quand ils ne sont pas de la même famille. 
Une femme libérée dont le mari est encore otage m’a raconté un jour que sa psy ne peut pas traiter son post-trauma parce qu’elle est encore en plein trauma, parce que son mari n’est pas revenu et qu’elle n’a pas pu clore l’événement lui-même. Et je pense que c’est là la meilleure description de beaucoup de ces familles. Pour beaucoup, c’est un combat qui durera des années si ce n’est toute la vie. 
Je voudrais conclure en disant que le Forum est un endroit qui ne pense pas au long terme: nous voulons disparaître aussi vite que possible. Il n’y a qu’un seul projet à long terme et que nous essayons de mettre en place, c’est la création d’un centre pour les otages libérés, pour permettre le soutien et le traitement dans tous les domaines.

© Ben Rosemblaum pour Tenou’a

Voici les noms des 120 otages toujours retenus à Gaza: 
Tamir Adar, Hisham al-Sayed, Kaid Farhan al-Qadi, Mohammad Alatrash, Liri Albag, Edan Alexander, Matan Angrest, Karina Ariev, Aviv Atzili, Sahar Baruch, Uriel Baruch, Ohad Ben-Ami, Agam Berger, Gali Berman, Ziv Berman, Ariel Bibas, Kfir Bibas, Shiri Bibas, Yarden Bibas, Elkana Bohbot, Rom Braslavski, Kiril Brodski, Yagev Buchstab, Ofer Calderon, Tal Chaimi, Itay Chen, Eliya Cohen, Nimrod Cohen, Amiram Cooper, Ariel Cunio, David Cunio, Shaked Dahan, Emily Damari, Alexander Dancyg, Oz Daniel, Ori Danino, Evyatar David, Sagui Dekel-Chen, Itzik Elgarat, Ronen Engel, Carmel Gat, Daniella Gilboa, Guy Gilboa Dalal, Manny Goddard, Hersh Goldberg-Polin, Hadar Goldin, Oren Goldin, Romi Gonen, Maya Goren, Ran Guili, Gadi Haggai, Inbar Haiman, Asaf Hamami, Maxim Herkin, Eitan Horn, Yair Horn, Tsachi Idan, Guy Iluz, Bipin Joshi, Segev Kalfon, Ravid Katz, Ofra Keidar, Bar Kupershtien, Surasak Lamnau, Shay Levinson, Eitan Levy, Naama Levy, Or Levy, Oded Lifshitz, Alexander Lobanov, Shlomo Mansour, Eliyahu Margalit, Avera Mengistu, Yoram Metzger, Omri Miran, Joshua Mollel, Eitan Avraham Mor, Gadi Moses, Avraham Munder, Pinta Nattapong, Omer Neutra, Tamir Nimrodi, Sonthaya Oakkharasr, Yosef Chaim Ohana, Alon Ohel, Avinatan Or, Dror Or, Daniel Perez, Chaim Peri, Nadav Popplewell, Sudthisak Rinthalak, Lior Rudaeff, Yonatan Samerano, Almog Sarusi, Bannawat Seathao, Eli Sharabi, Yossi Sharabi, Oron Shaul, Omer Shem Tov, Tal Shoham, Idan Shtivi, Keith Siegel, Doron Steinbrecher, Sathian Suwankam, Itay Svirsky, Pongsak Thenna, Sasha Troufanov, Sriaoun Watchara, Judith Weinstein, Ilan Weiss, Omer Wenkert, Yair Yaakov, Tomer Yaakov-Achimas, Ohad Yahalomi, Arbel Yehud, Eden Yerushalmi, Aryeh Zalmanovich, Matan Zangauker, Hamza Ziadna, Yousef Ziadna.

  • Patrick Zachmann

Les portes orphelines

Patrick Zachmann est photographe. À la suite des massacres du Hamas en Israël le 7 octobre 2023 et de l’explosion d’actes antisémites en France qui a suivi, il s’est intéressé aux traces laissées par les mezouzot, ces petits boitiers que les Juifs accrochent traditionnellement aux montants des portes de leur foyer. Par peur ou par prudence, nombreux sont effet les Juifs qui ont préféré retirer de leur porte d’entrée ce signe de judéité.

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