“Pangloss disait quelquefois à Candide: Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles; car enfin si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de Mademoiselle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin.”
Les grandes œuvres nous ravissent, et pourtant elles nous instruisent si peu, ou trop tard. Candide est à lire et relire par temps de confinement, car tout y est, des vrais malheurs aux faux prophètes, des cruelles leçons de l’expérience, des petites pensées et des petites personnes, des vrais bonheurs et des quelques sages aux trop rares vertus.
Comme dans le conte de Voltaire, chacun voit l’avenir à sa porte comme il regarde le monde de sa fenêtre: tout en noir, comme les « collapsologues », droits héritiers de Martin, ou alors repeint en rose, en rouge ou en vert par ceux qui croient aux vertus rédemptrices de la crise, et imaginent que le mal n’est qu’un moment du bien, à l’instar de Pangloss. Plus encore, nombreux sont ceux qui y voient la confirmation de leurs convictions, comme si le virus était l’opérateur magique d’une cause, la leur. Qu’il faille s’inquiéter de la destruction de certains espaces naturels sous l’effet de l’activité humaine est une évidence; mais quelle part attribuer à celle-ci dans la réplique mondiale d’un virus dont on ne connaît toujours pas le vecteur initial? De même, certains fustigent la mondialisation et voient dans le retour de la frontière l’opération magique qui permettra non seulement de freiner la circulation virale, mais aussi de nous armer mieux parce que, produisant tout nous-mêmes, nous serions rendus enfin à même de nous défendre. C’est méconnaître les conditions de production de la plupart des biens dont nous avons besoin. C’est oublier, surtout, que les scientifiques eux aussi ont besoin de circuler. Le virus, rejeton du modèle productiviste moderne? Peut- être, mais les vaccins aussi, de même que les savoirs, de même que les infrastructures et les traitements qui nous gardent en vie plus longtemps que jamais. Mieux réguler les échanges est certainement nécessaire, non les ralentir ou les compliquer: gare à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
Au demeurant, nous serons vite fixés sur l’appétit des peuples à suivre les préconisations des « décroissants ». Après la pandémie, les êtres humains auront faim de liberté, d’activité, de travail. Il est douteux qu’ils trouveront le monde plus beau, plus gai et plus humain parce qu’on y aura perdu entre 3 et 10 % de la richesse d’une année. Il faudra bien sûr mobiliser massivement la puissance publique pour empêcher l’économie de s’effondrer, et remettre à niveau notre infrastructure sanitaire, y compris en termes salariaux; mais si on sait créer de l’argent magique en temps de crise, par la dépense budgétaire et la monétisation de la dette, on ne peut prolonger le traitement indéfiniment. Là encore la sagesse commande de le reconnaître et de l’anticiper, plutôt qu’entretenir des illusions et de préparer des réveils douloureux.
Le monde d’après a donc toutes les chances de ressembler comme un frère au monde d’avant, et en un sens tant mieux. Et tant pis aussi, car nous retrouverons les mêmes dangers, rendus un peu plus pressants et en tout cas plus visibles: défiance des peuples envers les dirigeants, élargie à une suspicion tous azimuts envers toute forme d’autorité, voire de vérité; tentation des solutions autoritaires; égoïsme des nations et des individus, injustices, inégalités.
Le virus ne changera pas les traits du monde, mais il les accuse, à tous les sens du terme. Au milieu des fake news et des soupçons de complot mondial mêlant responsables politiques et complexe pharmaceutique, l’antisémitisme, une fois encore, vient faire signe. On se rappelle alors L’Étoile mystérieuse d’Hergé, une autre histoire de catastrophe, évitée celle-là. Dans sa première édition, parue dans un quotidien belge en 1942, le méchant est un banquier new-yorkais au nez crochu. Il s’appelle Blumenstein. On renouera aussi avec la montée en puissance des aspirations identitaires, rendues très provisoirement inaudibles par la pandémie, mais qui ne demandent qu’à se libérer de nouveau.
Les tendances à la fragmentation sont lourdes et, si l’épreuve ressoude un peu la communauté nationale autour des soignants, si elle met un peu plus en avant le besoin de solidarité et apporte enfin lumière et reconnais- sance aux invisibles, livreurs, caissières, magasiniers, caristes, agriculteurs, sans qui nous n’avons ni le futile, ni l’essentiel, il faudra vite se rappeler qu’une société tient par la confiance dans les institutions et l’assentiment aux règles collectives, et non sur la seule compassion. Il est une petite musique puritaine qui nous exhorte à la rédemption, dont il faudra aussi savoir se prémunir: ce qui est en jeu, ce sont aussi nos libertés – et on ne sera pas plus surpris que cela de s’apercevoir que ceux qui fustigent en temps ordinaire la répression d’État sont aussi les plus prompts à dénoncer l’insuffisante rigueur du confinement et à exiger plus de restrictions, de traçage et de quarantaines.
En somme, le Covid n’aura rien révélé que nous ne sachions déjà, forces comme faiblesses. Il nous a trouvés tour à tour insouciants, pontifiants, fébriles ou angoissés. Il a montré les limites du savoir scientifique et les carences de l’organisation sanitaire, mais aussi leurs ressources, leurs acquis, leur réactivité et plus encore le courage, la solidarité et l’intelligence dont l’homme est malgré tout capable dans l’adversité. Tout cela, nous le savions, même si on est toujours plus ou moins porté, selon le tempérament ou les circonstances, à surestimer tel aspect, sous-estimer tel autre. Ce que l’on rate face à l’imprévu tient souvent dans de tout petits écarts de perception: invisibles dans l’instant, ils sautent aux yeux de tous deux jours plus tard, c’est-à-dire trop tard. C’est dur à avaler, rageant, mais c’est ainsi. Par temps calme, il se trouve toujours à peu près autant de gens pour crier à la catastrophe imminente et pour tonner un « j’aurais prévenu » menaçant, que de sachants pour assurer avec une lassitude vaguement condescendante qu’ils ont tout prévu et que tout est géré. Faire le tri et deviner l’indevinable: c’est cela, la solitude du décideur, faite de Virtù et de Fortuna. Il y a dix ans, on a raillé les stocks surabondants de Madame Bachelot autant qu’on les pleure aujourd’hui. On anticipe des risques déjà connus, quitte à sauter par-dessus le cheval, aggravant sans le savoir les risques futurs, qui ne tombent pas toujours là où on les attendait; car l’aléa passe par là, la contingence fait partie de l’Histoire, l’avenir n’est jamais écrit. Plutôt que des lendemains qui chantent, si nous pouvions nous nourrir plus humblement de l’expérience, nous attacher aux faits et travailler dans le souci du commun, ce serait l’un de ces petits progrès qui redonnent confiance et espérance.