Définir l’Israélien

Professeur en Histoire des Arts à Tel Aviv et Paris, contributeur régulier de la presse israélienne, Sefy Hendler est aussi un Israélien engagé qui porte sur son pays et sa société un regard à la fois tendre et lucide, qui aime la complexité, voir l’impossibilité d’y définir une communauté nationale.

ENTRETIEN AVEC SEFY HENDLER

Que veut dire, « être israélien » ? Existe-t-il un fond commun qui esquisse une identité israélienne ?
La réponse la plus simple et certainement la plus exacte, est géographique: un Israélien aujourd’hui est quelqu’un qui vit dans les territoires contrôlés par l’État d’Israël. Mais cette définition elle- même n’est pas si évidente puisqu’Israël contrôle également des territoires dont les habitants ne sont pas ses citoyens, n’ont pas de passeport israélien et ne participent pas à la vie sociale du pays. Une lecture plus nuancée dirait que ce sont ses tribus qui constituent Israël et donc, l’être israélien. L’existence de ces tribus est un fait historique en Israël. Il y a la tribu tel-avivienne, et la tribu laïque des villes côtières ; il y a la tribu ou les tribus religieuses, notamment à Jérusalem mais pas uniquement. Il y a ceux qui vivent dans les territoires dans ce qu’on appelle colonies ou implantations, qu’ils soient religieux ou pas, qu’ils soient là par idéologie ou pour des raisons économiques. Il y a aussi les Israéliens arabes, ou encore la petite tribu des réfugiés africains qui, en dépit de sa petite taille, a une résonance importante en Israël. Toutes ces tribus forment Israël. Politiquement, depuis plusieurs années, c’est l’alliance entre la « tribu nationale » et la « tribu religieuse orthodoxe » qui rassemble la majorité des Israéliens et qui donc gouverne le pays. Mais tout ça peut changer.

Existe-t-il des choses moins « fondamentales » qui rassemblent ces tribus ? La cuisine ? L’eurovision ? La hutspa ?
Ce qui est intéressant avec ces petites choses, c’est qu’elles permettent de s’interroger sur « comment un Israélien se définit aujourd’hui ». Y a-t-il une cuisine israélienne? Oui, bien sûr, mais c’est une cuisine encore très jeune et je ne suis pas sûr que cela suffise à se définir. La belle victoire de Netta Barzilay à l’Eurovision a-t-elle rendu les orthodoxes de Jérusalem heureux? je ne crois pas. Donc ce n’est pas suffisant à définir une « communauté nationale » qui se retrouve plus souvent dans les tragédies.

L’identité israélienne partage-t-elle alors d’abord une histoire de violence et de crainte de la violence ?
L’histoire de la violence est effectivement ce qui traverse toutes les tribus israéliennes, quelles qu’elles soient. C’est très présent, qu’il s’agisse du terrorisme, de la guerre ou bien sûr de l’histoire de la Shoah. Cette peur de la guerre et de la violence est un constituant historique du pays, ceci au moins est certain.

Qu’est-ce que cela signifie d’être citoyen d’un pays sur lequel tant d’autres ont leur opinion ?
Très franchement, c’est parfois fatigant. Ce n’est pas simple de toujours subir une intervention politique en ce qui nous concerne, comme quand j’ai voulu emmener des étudiants au Louvre à Paris et que cela m’a été refusé parce que nous étions une université israélienne. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il n’est pas sain qu’un professeur ou des étudiants en Histoire de l’Art aient des difficultés parce qu’ils sont israéliens. Quand il y a des problèmes qui éclatent à Gaza, vous avez beau expliquer que vous n’êtes pas d’accord, que la liberté de parole vous est fondamentale, que vous êtes un chercheur, un universitaire, souvent, vous restez uniquement pour vos interlocuteurs un Israélien.

Les juifs de diaspora ont-ils, de par la nature du pays, une forme de légitimité à formuler leurs opinions et requêtes envers l’état d’Israël ?
C’est certainement légitime à condition de garder toujours une certaine humilité lorsque l’on parle des autres alors qu’on ne vit pas leur situation. Lorsqu’on me demande d’intervenir sur des pays étrangers dans la presse israélienne, j’essaye toujours de prendre un certain recul. La réalité d’un Juif de diaspora et celle d’un Israélien sont très différentes et il faut bien garder ça à l’esprit.
Il faut donc toujours essayer de rester sobre, et il faut bien avouer que le temps est plus au dialogue brutal et au rapport de force, pas uniquement entre Juifs autour d’Israël, mais dans le monde entier. Les discussions entre les États-Unis et le Canada sont aujourd’hui parfois très violentes. De même entre Français et Américains. J’ai le sentiment qu’à notre époque, chaque fois que quelqu’un donne son avis sur un Autre, les choses deviennent plus compliquées.

L’état d’Israël est une réalité depuis 70 ans. Le sionisme comme projet politique et philosophique a-t-il encore une raison d’exister ?
Le sionisme est sans doute le mouvement de libération nationale le plus abouti du xxe siècle. Je suis très fier de vivre dans ce pays qui est une formidable réussite. Mais lorsque nous voyons ce qui se passe encore dans le monde pour les Juifs, oui, malheureusement, le sionisme en ce qu’il veut offrir un refuge aux Juifs du monde en danger, a encore une raison d’être. Le problème se situe plus au niveau des manipulations qui sont faites de ce terme, « sionisme », notamment celle de la droite israélienne qui a quasiment confisqué ce mot. C’est un risque majeur pour Israël de laisser la droite s’approprier les valeurs sionistes qui sont initialement des valeurs universelles et humanistes. Mais la pire de ces manipulations se situe dans le champ des gauches européennes et américaines où sioniste est devenu synonyme de raciste.

Une fois établi ce constat, peut-on être un israélien insouciant ?
Absolument parce que la qualité de vie en Israël est aujourd’hui bien supérieure à ce qu’elle était il y a encore vingt ans, en dépit de tous les problèmes sociaux que nous connaissons. Bien sûr, dans les moments de tension sécuritaire, il est plus compliqué d’être insouciant. Mais le fait que des Juifs du monde entier, parfois venus de pays où les conditions de vie sont encore meilleures qu’ici, choisissent de s’installer, montre que ce n’est pas un enfer. Israël, c’est vrai, est une terre de combat, un pays compliqué, mais c’est aussi, et surtout, un endroit très agréable à vivre.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan