« Un peuple “vivant” dont toute la force collective réside dans sa capacité à gémir; à se cacher jusqu’à ce que passe la tempête; à se détourner de son frère misérable et à récolter quelques broutilles en cachette; à se frotter aux gentils pour gagner sa vie tout en se plaignant de leur perfidie – Aucun Dieu ne voudra rendre justice à un tel peuple, car celui-ci n’en est pas digne. »
Yosef Hayim Brenner, Anthologie, Tel-Aviv, 1985, Tome IV, p. 1286
Ce texte aux relents antisémites est pourtant le fruit d’un des plus grands intellectuels sionistes du début du XXe siècle, Joseph Haïm Brenner (1881-1921). Si Brenner n’était évidemment pas antisémite, ses écrits prônant l’émancipation juive du joug des nations comportent malgré tout une dimension inévitable d’intériorisation de thèmes antisémites. Pour s’en libérer lui-même, Brenner les rationalise inconsciemment en les appliquant à son tour non plus aux juifs dans leur ensemble, mais à ceux continuant un mode de vie diasporique.
Si j’invoque la mémoire de Brenner, c’est que ces dernières semaines, un phénomène similaire a malheureusement traversé une large partie du monde juif, notamment en Israël. Alors que les thèses complotistes accusant les Juifs de la crise du coronavirus se développent à grande vitesse sur les réseaux sociaux, de nombreux juifs ont eux-mêmes tourné un doigt accusateur vers les populations ultraorthodoxes. Les harédim, comme on les appelle en Israël, contamineraient le reste de la population. Leur conduite serait irresponsable, anti-citoyenne, et une conséquence du leadership désolant de leurs rabbins obscurantistes et dogmatiques. Autant de thèmes antisémites ayant pour seules preuves le taux de contamination élevée de la population harédi à la mi-mars et quelques rares vidéos de harédim supposés refuser les règles de confinement.
Pour ma part, j’ai passé plusieurs semaines à observer le comportement des harédim dans le cadre de mes activités professionnelles à l’Institut israélien pour la Démocratie. Malgré ce qu’on a pu lire, les faits sont fort différents. Tout d’abord, si la population harédite a été contaminée à grande échelle, la majorité de ces contaminations ont eu lieu avant la mise en place du confinement (que ce soit en Israël, aux États-Unis ou en France). Comme nous tous, les harédim ont fêté Pourim sans réaliser la menace qui planait. Contrairement aux autres populations, le mode de vie très communautaire des harédim, la fréquentation quotidienne des synagogues, les quartiers exigus dans lesquels ils vivent souvent et les familles nombreuses ont été autant de facteurs qui ont permis une propagation bien plus rapide du virus. Lorsque le confinement fut appliqué, le mal était déjà fait.
Une autre accusation vise le leadership harédi, qui n’aurait pas veillé à l’application des règles du confinement. Là encore, la situation est bien plus discutable. Au lendemain du décret de confinement en Israël, de nombreuses autorités ultraorthodoxes ont appelé à respecter scrupuleusement ces règles. Ce fut le cas du grand rabbin d’Israël Ytshaq Yossef (harédi séfarade), du Rav Edelstein (harédi lituanien) et de la plupart des dirigeants de communautés hassidiques. L’exception majeure et malheureuse fut le Rav Kaniewsky, qui appela à respecter les règles tout en gardant les maisons d’étude ouverte. Une semaine plus tard, lui aussi revint sur sa décision, constatant que celle-ci n’était pas réellement applicable. Mieux encore, alors que, le 19 avril, le gouvernement israélien annonçait des assouplissements dans les règles de confinement et autorisait les prières publiques jusqu’à dix-neuf participants, l’ensemble des rabbins précités appelèrent à ne pas reprendre les prières publiques et à garder les synagogues fermées.
Certes, une infime minorité du monde harédi, composée de groupes extrémistes tels que les nétourei karta ou encore les fidèles du gourou hassidique Berland (récemment emprisonné pour abus sexuels), n’a pas appliqué les règles du confinement. Mais ces personnes, malgré leur habillement, ne sont en rien représentatives du monde harédi. Ce sont des sectes minuscules et fondamentalistes, dont la conduite met d’ailleurs en danger leurs voisins immédiats – les harédim respectueux des règles de confinement.
Si les harédim sont pointés du doigt, c’est avant tout car cela soulage notre conscience. S’ils ne sont pas coupables mais victimes, c’est que notre société, nos États, ont pris trop de temps à appliquer des règles efficaces pour la santé publique.
D’ailleurs, ce phénomène ne se réduit pas à la crise du coronavirus. En Israël, les harédim sont souvent présentés comme parasites et improductifs (alors que, dans les faits, 64,4 % d’entre eux travaillent, contre 78 % pour l’ensemble de la population israélienne). On se plaît à qualifier leur mode de vie de primitif et irrationnel. Dans l’imaginaire collectif, à la télé ou au cinéma, les harédim sont souvent réduits à une secte oppressive et misogyne, comme dans la série Netflix du moment, Unorthodox, opposant un monde hassidique étouffant à une vie berlinoise laïque et libre.
Si le monde harédi n’est pas exempt de critiques, ces caricatures témoignent surtout de notre incapacité à accepter qu’un groupe humain puisse librement choisir un autre mode de vie, d’autres croyances et d’autres valeurs, que celles qui forment le socle de nos sociétés occidentales. La critique, pourtant, gagnerait en pertinence si elle était capable de complexité. À Unorthodox, on peut opposer la série bien plus pertinente Shtissel, où les personnages existent au- delà de leur appartenance à ce groupe religieux. Plutôt que de transformer les harédim israéliens en parasites, on peut questionner la légitimité et les limites de leur séparatisme dans l’Israël moderne. Plutôt que de faire des femmes harédiot des victimes du patriarcat, nous pouvons discuter d’autocensure et d’auto-émancipation.
Un dernier mot, plus personnel. Je ne suis pas harédi. J’ai failli l’être. À la sortie de l’adolescence, mon école, une partie de mon éducation et mon amour pour l’étude de la Torah m’y poussaient. Je ne suis pas harédi parce que j’ai choisi de ne pas l’être; parce que mes ethos séfarades firent obstacle à l’austérité de l’ultraorthodoxie; parce que ma vision du judaïsme ne saurait accepter la ségrégation des genres pratiquée dans ce milieu ; parce que je crois que la Torah gagne en profondeur lorsque son étude allie outils traditionnels et critiques; parce que je pense qu’un rabbin est là pour enseigner et transmettre, non pas pour décréter et soumettre.
Mais cela ne m’empêche pas de reconnaître à ce monde son apport global au judaïsme, son abnégation pour un idéal spirituel, la poésie de ses maisons d’étude et l’érudition de ses rabbins. Au final, les barrières qui nous séparent sont bien plus fines et poreuses que ce que nous croyons. Nous formons un seul collectif, un seul peuple, ce qui n’interdit en rien la critique interne, mais exige une honnêteté intellectuelle sans faille pour que celle-ci soit constructive et pertinente.