En hébreu, cimetière se dit Bet HaHaim, la “maison des vivants”. En rappelant cet étonnant paradoxe de la langue hébraïque, Delphine Horvilleur souligne combien la mort et la vie sont entremêlées dans la tradition juive. Combien l’injonction de se souvenir et de transmettre ponctue le quotidien et l’histoire du peuple juif.
Dans ce “Petit traité de consolation”, elle aborde son rôle de rabbin auprès des endeuillés à travers une galerie de portraits et d’histoires. D’anonymes et de personnes célèbres. On croise Simone Weil et Marceline Loridan, les “filles de Birkenau”, Elsa Cayat, la psy de Charlie Hebdo, Ilan Halimi, torturé parce qu’il était juif, Itzhak Rabin, assassiné par un extrémiste juif. Mais aussi l’ange de la mort Azraël. Et Moïse, qui mourut sans avoir eu le droit d’entrer en Terre promise.
Au cœur du livre, la nécessité de conter la vie du défunt. Raconter son histoire pour qu’elle irrigue celle de ses proches. “Que leur souvenir soit tissé dans le fil du vivant”, répète-t-elle pendant la prière. Ces histoires créent “des ponts entre les temps et les générations, entre ceux qui ont été et ceux qui seront”, écrit le rabbin. Comme les rangées d’un panier. “Génération“ se dit dor en hébreu, qui signifie littéralement “tisser des paniers“. Chaque rangée tissée s’accroche à la précédente et permet à la suivante de se consolider.
Delphine Horvilleur se définit avant tout comme une conteuse, celle qui se tient “à la porte pour s’assurer qu’elle reste ouverte”. Ce rôle, elle en prend particulièrement conscience à l’enterrement de Sarah lorsqu’elle se retrouve seule avec son fils devant le cercueil de sa mère. Le discours qu’elle avait prévu d’adresser aux petits-enfants et aux amis de la défunte, elle le prononce uniquement devant son fils, venu seul. La veille, il lui a fait le récit de la vie de sa mère, “Cosette d’un ghetto de Hongrie”. Devant sa tombe, “je me suis adressée à ce fils pour lui raconter sa mère, écrit Delphine Horvilleur. Je lui ai dit le monde d’avant, les deuils et l’enfance arrachée, une vie à reconstruire et une parole impossible. J’ai repris ses mots dans ma voix, je les ai traduits dans mon langage pour les lui faire entendre autrement”. Une voix qui “fait dialoguer [ces] mots avec ceux d’une tradition ancestrale, transmise de génération en génération”, poursuit l’auteure. Le rabbin, maillon essentiel de la transmission. “Soudain, l’histoire d’un homme ou d’une femme est un peu reprisée, par l’écoute renouvelée de ses héritiers. Voilà exactement ce qui se lie au bord d’une tombe”, conclut-elle.
Conter, raconter en toutes circonstances. Y compris en 2020 lorsqu’avec le Covid, la mort s’immisce dans les foyers. Et que le confinement impose des enterrements à huis clos. Delphine Horvilleur s’est ainsi retrouvée au printemps dernier à officier dans un enterrement par écran interposé depuis son salon. L’épidémie a bouleversé les rites si codifiés du deuil juif.
Côtoyer la mort lui a permis de mieux appréhender son rôle et “son” judaïsme. “Conteuse”, elle se définit aussi comme “rabbin laïc”. C’est comme ça que la sœur d’Elsa Cayat la présente à ses amis le jour de l’enterrement. Rabbin des croyants et des non croyants. Des bons Juifs et de ceux qui se considèrent comme des “mauvais Juifs”. La laïcité “empêche une foi ou une appartenance de saturer tout l’espace, écrit-elle. En cela, à sa manière, la laïcité est une transcendance”. Être un rabbin laïc signifie “accueillir comme une bénédiction le fait que jamais ma croyance ne pourra gagner d’hégémonie, pas plus au sein de la nation française qu’au sein de la tradition juive”, écrit le rabbin.
C’est sans doute son livre le plus personnel, où elle convoque ses souvenirs d’enfance et de jeunesse. Sa première rencontre avec la mort à l’âge de 10 ans alors qu’elle croit s’être empoisonnée avec un jouet dérobé à son frère. Elle formule sa première prière à Dieu et est “sauvée” par son grand-père, rabbin et proviseur, auquel elle dédie son livre. Elle y raconte aussi l’ombre de la Shoah sur sa famille, avec ses silences si éloquents. La fin d’une histoire d’amour et de son rêve sioniste le jour de l’assassinat de Rabin lorsque, jeune étudiante en médecine à Jérusalem, elle réalise qu’elle va devoir quitter Israël. Le nationalisme messianique de Yigal Amir est aux antipodes de son sionisme “nourri d’exil”. Elle livre un récit intime lorsqu’elle raconte son amie Ariane, le choc de la maladie, le pacte qu’elles scellent pour arrêter le temps, “transformer la finitude en éternité”. Et l’impossible mission d’être à la fois l’amie et le rabbin.
Elle dit aussi, bien sûr, la difficulté à trouver les mots justes, à consoler face à la mort, inacceptable. “J’ai besoin de savoir où est allé Isaac. Parce que je ne sais pas où regarder pour le chercher”, lui assène le grand frère d’Isaac. “Alors, ça y est, maman ne reviendra plus ?”, lui demande la fille d’Elsa Cayat dans un sanglot. “Pourquoi vivre quand la maladie fait que je ne suis plus complètement moi ?”, l’interroge Ariane.
Delphine Horvilleur convoque sans cesse les textes sacrés, sans oublier aussi les blagues juives. Elle interroge la notion d’au-delà dans le judaïsme, les débats qui ont animé les sages, les influences étrangères, hellénique notamment, et le consensus hérité du Talmud autour de l’immortalité de l’âme et de la résurrection des morts au moment de la venue du Messie. Dans la prière du El Male Hahamim, prononcée lors de l’inhumation, on prie Dieu pour que l’âme du disparu repose au Jardin d’Éden. “Elle ‘rejoint les hauteurs sublimes du firmament’ mais simultanément reste ici-bas, ‘accrochée aux vies’ de ceux qui leur survivent”, relève le rabbin.
Du cimetière du Montparnasse à celui de Westhoffen, en Alsace, profané l’an passé, où reposent l’un de ses grand-oncle et les ancêtres de plusieurs grandes familles d’”Israélites” français (Debré, Rosenberg…), en passant par les dépouilles sans sépulture des déportés de la Shoah, Delphine Horvilleur livre un hommage à la résilience du peuple juif. Son “Petit traité de consolation” se termine naturellement par un mot, “Lehaim” [à la vie].