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Il est extrêmement difficile de présenter Le Dernier des justes d’André Schwarz-Bart (1928-2006), couronné du Prix Goncourt en 1959, roman de la Shoah s’appliquant à décrire “une histoire surchargée de martyrs” depuis les tréfonds du Moyen-Âge aux sombres années trente et quarante en Europe, et plus particulièrement le parcours d’Ernie Lévy qui ne survivra pas à son passage à Drancy puis à Auschwitz. Le dernier des justes, c’est lui, dernier d’une lignée maudite, à qui est échu la charge sacrée de la souffrance juive, polymorphe et incessamment renouvelée au cours des siècles et au bon plaisir sadique de ses bourreaux. D’une part, parce que c’est un roman-œuvre, un roman-monument, qui ne fait “que” 425 pages dans sa version en livre de poche, mais qui pèse plusieurs tonnes dans la conscience littéraire juive. D’autre part, parce que l’amas de souffrance et d’humiliation endurées par le personnage principal de ce récit, son terme, et l’éventuelle identification de tout descendant de survivant de la Shoah à ce personnage, rendent tout commentaire proprement superflu et indécent.
Par où commencer ? Lors de sa publication en 1959, il a suscité une multiplicité d’interprétations, selon le regard porté sur le destin d’Ernie Lévy. Francine Kaufmann, grande chercheuse et traductrice, éminente spécialiste de l’œuvre ayant eu accès au manuscrit et à ses notes préparatoires, rappelle:
“Le Dernier des Justes a été lu par les uns comme la glorification de la foi et du martyre, par les autres comme le chant profond de la révolte et de l’absurde. Certains l’ont considéré comme un roman régionaliste, mesquinement refermé sur son univers juif, d’autres comme une épopée universaliste qui exprimerait symboliquement la dramaturgie de la condition humaine”.
Et de fait: la posture du narrateur est indécidable. C’est ce qui fait la richesse de l’œuvre, son unicité, sa solennité, son impénétrabilité. C’est ce qui le place parmi les classiques, ceux qui font date et marquent une rupture capitale, ceux qui signalent la fin du silence et qui marquent le début d’autre chose, ceux qui ébranlent et mettent au défi le savoir et la raison.
La première partie du roman se penche sur la mystérieuse et théâtrale légende des Lamed-waf, ces “justes” qui souffrent infailliblement, d’héritier mâle en héritier mâle, en tant que réceptacles allégoriques du peuple juif éprouvé à travers les siècles. Mais pourquoi devraient-ils souffrir? Et comment? Et jusqu’à quand? Ne vous avisez pas de vous en occuper. Mais sachez que l’un des maillons de cette chaîne sacrée, crainte et révérée, confia aux curieux au seuil de la mort: “Dieu s’amuse”. Les Lamed-waf étaient-ils particulièrement brillants ou remarquables? Pas vraiment. Leur destinée connut-elle des événements notablement saillants? Citons les Croisades, la peste noire, les accusations de meurtre rituel et d’empoisonnement de puits, les disputations, les expulsions d’Angleterre, de France, d’Espagne, des villes allemandes, l’Inquisition, les pogroms, petits et grands. Ont-ils tous craint de mourir d’une manière particulièrement violente, cible de choix d’un sacrificateur pervers, capable de se moquer dans un rire diabolique de ses victimes récitant le Shema Israël au moment fatidique? Tous. Qu’est-ce qui les distinguait des autres Juifs d’Europe? Pas grand chose.
André Schwarz-Bart décide de poser sa loupe sur la pathétique et intolérable existence d’Ernie Lévy, dernier né des justes dont le père est originaire de Zémyock, insignifiante bourgade retirée de la province de Bialystok, en Pologne. Petit oisillon ne ressemblant à personne, Ernie passe une partie de son enfance dans le giron du grand-père paternel qui l’éduque dans la révérence des textes sacrés. Ses grands-parents et son père Benjamin ont jadis échappé in extremis à un pogrom perpétré par les Cosaques à Zémyock, où quelques générations s’étaient stabilisées depuis le XVIIIe siècle. Quel pogrom? Celui qui “passa inaperçu parmi des centaines d’autres”. Voilà pour le ton.
Ils s’installent à Stillenstadt, en Allemagne, où Ernie, comme tous les petits enfants Juifs de la ville, grandissent subitement, du jour au lendemain, parce qu’avant même que la parole ne leur vienne, les bambins sont exposés au mal, à l’insondabilité de l’antisémitisme et de la haine. Ainsi, à chaque tentative de pogrom, de coup, à chaque insulte, à chaque intimidation, ces petits cabotins prennent dix ans. À douze ans, ils en paraissent cent. Évidemment, le narrateur ne dit rien de tel dans le roman, mais c’est quelque chose que le lecteur comprend vite. Il comprend aussi que pour décrire l’horreur vertigineuse d’une telle réalité, il faut passer par le conte, la satire, la caricature, mais aussi par une esthétique paradoxale, qui représente les événements à rebours de leur traitement commun: si la tragédie devient burlesque, c’est avant tout pour mettre à distance l’inexcusable isolement des Juifs d’Europe de l’Est et l’absence totale de solidarité de ceux qui ne participèrent pas activement aux violences à leur encontre. Mais là où le génie du romancier se révèle, c’est que l’enfant est celui qu’on ne peut pas caricaturer: l’innocence ne s’extrapole pas. Tout au plus peut-il accueillir la folie qui le guette, mais là encore, l’enfance étant la période de la vie la plus naturellement impropre à la norme, la folie de l’enfant ressemble finalement à une fantaisie de plus, et risque de passer inaperçue au milieu d’un âge si disposé aux extravagances.
C’est vers le milieu du roman que le lecteur sera amené à lire une des scènes les plus éprouvantes de cette épopée douloureuse, qu’on peut situer aux environs des dix ans d’Ernie. Dans Germania anno zero de Roberto Rossellini, sorti en 1948, Edmund a douze ans quand il décide, dans une Allemagne détruite par plus d’une décennie de nazisme triomphant et par les bombardements alliés, de mettre fin à ses jours. Cela se passe au bout d’une heure et douze minutes de film, et dure deux secondes. Il se jette d’un immeuble éventré et s’écrase face contre terre, sans plus de cérémonie. Comme Ernie, Edmund erre longtemps avant de passer à l’acte, et le spectateur, contrairement au lecteur du Dernier des Justes ayant accès à l’esprit d’Ernie au cours de cette errance, ne devine pas l’issue tragique de ses vagabondages. La scène n’en est pas moins intolérable. Ernie lui, après une énième humiliation annonçant le pire et souhaitant l’éviter, se sentit soudainement “embarrassé de son corps et projeta de s’en défaire”. Ernie est un cérébral. Sur onze pages – environ 200 lignes ou 3500 mots – André Schwarz-Bart fait le choix de décrire minutieusement les pensées d’un petit garçon qui tente de se suicider et n’y parvient pas.
Que dire de plus? “Mes larmes coulent toutes seules, mais je pleure pas vraiment”; “mes jambes tremblent, mais j’ai pas du tout peur”, pense Ernie. C’est que les autres ont pris le soin de bien déposséder les Juifs de leurs propres corps, avant d’aliéner leur âme et de faire croire aux petits enfants que leur corps n’est pas le leur et que jamais ils ne trouveront de place dans le monde.
Il faut lire Le Dernier des justes pour comprendre les fous, les muets et ceux qui sont là sans être tout à fait revenus. À sa sortie, la critique retint avant tout la manière dont Ernie plus âgé, ayant traversé la vie en spectre fantasque, tenta de consoler les enfants assoiffés et pétrifiés, certains déjà orphelins, dans le train qui les menèrent tous à Auschwitz sans retour, à la fin du récit. Mais la richesse du livre, la diversité des registres convoqués, la profondeur de ses paraboles travesties rendent toute tentative de désigner un passage plutôt qu’un autre pour illustrer l’esprit du roman bien vaine. Si nous devions malgré tout en retenir un seul parmi d’innombrables qui expriment à la fois l’amour drolatique de la vie et la place de la transmission dans le Dernier des justes, tout autant que l’éreintante succession de catastrophes aboutissant à la “solution finale”, ce serait celui-ci:
Depuis mille ans, hé, tous les jours les chrétiens essaient de nous tuer, hé, hé ! et tous les jours nous essayons de vivre, hé, hé, hé ! … et tous les jours nous y arrivons, mes agneaux. Savez-vous pourquoi?
Soudain dressé contre la porte, la masse de fer tendue au fond et phylactères et bandeaux et châle de prière chutant dans son emportement : Parce que nous ne rendons jamais les livres! s’écria-t-il avec une force effrayante, jamais, jamais, jamais!…