Dans le récit biblique, le vêtement est le seul objet jamais confectionné par Dieu, à l’exception des Tables de la loi (et de la femme selon certains). Mais au fait, la peau de quel animal a bien pu servir pour vêtir Adam et Ève? Végétariens, les habitants du Jardin d’Éden ne tuèrent jamais un être vivant et on imagine mal Dieu abattre et dépecer une de ses créatures pour confectionner un habit. Selon le Midrash (Pirkei de Rabbi Eliezer 14 et 20), la punition du serpent ne fut pas seule- ment de se mouvoir dorénavant sur le ventre mais aussi de perdre sa peau tous les sept ans et c’est avec l’exuvie de sa première mue que Dieu produisit les fameux vêtements. Cessez donc de vous représenter Adam et Ève vêtus de peau de léopard: ils portaient tous deux une combinaison, que l’on imagine bien moulante, en peau de serpent.
Quelle ironie! Voilà nos ancêtres primor- diaux forcés de porter la peau de l’instigateur de leur faute. Mais l’ironie va beaucoup plus loin: la Torah nous présente le serpent comme « le plus nu de tous les animaux ter- restres » (Genèse 3,1). Comment le serpent pouvait-il être plus nu qu’Adam et Ève qui ne portaient rien? Est-ce parce que, contrairement à eux, il n’était pas à poil ?
La piste de la pilosité n’est pas si saugrenue quand on pense à l’opposition entre Jacob et Ésaü. Jacob est imberbe tandis qu’Ésaü est poilu comme un bouc. Or, pour tromper son père Isaac en se faisant passer pour son frère, Jacob revêt les plus beaux vêtements de ce dernier et recouvre ses mains et son cou de peau de chevreau. C’est donc cette fois Jacob qui, trop nu, utilise la ruse pour arriver à ses fins. Il se couvre d’une peau d’animal et du vêtement préféré de son frère (vêtement qui, selon le Pirkei de Rabbi Eliezer n’était autre que la tunique en peau de serpent d’Adam, transmise de génération en génération).
Si le mot aroum peut signifier à la fois « nu » et « rusé », le mot begued, « vêtement », est formé sur la même racine que bagad: « tromper, trahir ». Personne ne sait mieux que Jacob que le vêtement est un outil de trahison, lui qui, après avoir trompé son père et trahi son frère, se fera tromper et trahir à deux reprises par le biais d’habits. La première fois lors de ses noces, le vêtement de sa femme la couvrant si bien qu’il ne se rendit compte que trop tard qu’il épousait Léa et non Rachel. La deuxième fois lorsque ses fils lui présentent le vêtement de Joseph trempé dans le sang d’un bouc (tiens donc !) pour lui faire croire qu’il a été dévoré par une bête sauvage. Au passage, selon le Midrash (Bereshit Rabba 84,19) les frères ne mentaient pas totalement mais avaient juste un peu d’avance sur la vérité puisque la femme de Potiphar se jettera sur Joseph comme une bête sauvage… avant d’utiliser le vêtement de Joseph comme preuve contre lui !
Voilà donc notre sort: le manque de pilosité animale nous force à porter un vêtement et le vêtement nous mène à la trahison. Les fashion victims d’aujourd’hui ne font que subir cette malédiction ancestrale. Nos vêtements et autres accessoires trahissent notre volonté de conformisme ou d’anticonformisme qui devient en soi un conformisme. Qu’elle suive la mode mainstream ou la mode « pudique », la femme est, encore et toujours, l’objet premier de cette tromperie. Alors, comment nous vêtir sans nous travestir ?
Pour qui veut chercher une solution dans la Torah, considérez le verset suivant: « Ils se feront des franges aux coins de leurs vêtements » (Nombres 15,38). Puisque le mot kanaf, « coin », signifie également « aile », nous pourrions techniquement traduire par « Ils se feront des franges aux ailes de leurs trahisons », ce qui, à défaut d’avoir du sens, revêt une certaine poésie. Le mot tsitsit, « franges », n’est utilisé qu’une seule autre fois dans le reste de la Bible, dans le livre d’Ézéchiel, où il désigne clairement les cheveux : « elle étendit une sorte de main et me saisit par la frange de ma tête » (Ézéchiel 8,3). Ce que nous devons accrocher aux ailes de nos vêtements s’apparente ainsi à une tignasse. Nous revenons donc à la pilosité: le vêtement qui dissimule notre absence de pelage doit, pour ne pas trahir, être doté d’un ersatz de chevelure.
La Torah prend donc le problème à rebrousse-poil. C’est peut-être pour cela qu’elle nous demande par ailleurs (Lévitique 19,27) de ne pas tailler les côtés de notre tête (d’où les papillotes plus ou moins longues arborées par les juifs orthodoxes) ni les extrémités de notre barbe (ce commandement s’applique principalement aux hommes). La visibilité de notre système pileux pourrait-elle nous aider à placer le curseur entre aroum (nudité-ruse) et begued (vêtement-trahison) ? Franges, papillotes et barbes tissent un lien entre nature et culture, nous reconnectant ainsi à notre authenticité originelle. Si cette hypothèse ne vous paraît pas trop tirée par les cheveux, vous serez peut-être moins prompts à céder à la mode de l’épilation intégrale et prêts à reprendre du poil de la bête.